Photo: Ben Barber, USAID - Wikimedia (CC).
Photo: Ben Barber, USAID - Wikimedia (CC).

Cécité systémique [Journal d’Égypte #3]

En mission au Caire depuis près d’un an, j’ai ressenti – tout comme la majeure partie de la population – les conséquences de l’effondrement de la monnaie locale.

De façon directe : une hausse généralisée des prix, spécialement par rapport à tout ce qui touche l’importation et les médicaments, ainsi qu’une pénurie de certaines denrées de base, notamment du sucre. Exemple anodin vous dites ? La belle affaire! Ôtez-le de votre quotidien et vous verrez que la vie se révèle bien plus amère!

Voici le journal d’un Québécois, relatant quelques impressions sur une Égypte aux innombrables défis.

Si aujourd’hui plus du tiers de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté, et que la démographie du pays a augmenté d’un tiers dans les vingt dernières années, un facteur non négligeable est à prendre en considération : l’éducation.

Taha Hussein

L’écrivain égyptien Taha Hussein, appelé aussi le Doyen de la littérature arabe, qui dès sa prime enfance devint aveugle dû à l’application par sa mère sur ses yeux malades d’une concoction triviale, fut le grand précurseur de l’éducation pour tous et d’un système visant à former de vrais citoyens.

Venant d’un petit patelin mesquin de la Haute-Égypte, où à ses dires la misère avait fait son nid, il ne cessait de répéter, il y a près d’un siècle, que l’ignorance est le plus grand mal qui frappe les pauvres gens. Sa cécité qui découle de l’impéritie de sa mère a été pour lui non pas une raison de se morfondre et de vivre dans un ressentiment continuel, mais de prendre le pouls de ce fléau qu’est l’ignorance au niveau sociétal et de tout faire pour que les choses changent.

En effet, Taha Hussein étant extraordinairement brillant réussit à faire ce que bien des hommes sains et voyants n’auraient jamais pu faire, il fut à l’origine d’une réelle révolution intellectuelle et culturelle en Égypte. Et parmi nombre de ses combats contre les sottises de la pensée unique et de l’enlisement des coutumes, il donna aux jeunes générations issues des milieux populaires un accès à l’enseignement et une méthode critique contre le dogmatisme ambiant.

Un enseignement « à la carte »

De cette victoire si durement gagnée, il ne reste aujourd’hui qu’un système décadent où « l’enseignement à la carte » a remplacé l’école conventionnelle. Ce n’est pas tout d’offrir un service faut-il encore qu’il soit de qualité. Là est tout le problème en Égypte de nos jours, mis à part les ultraprivilégiés qui entrent à la maternelle dans des institutions dignes de Cambridge ou Harvard, ou même les autres privilégiés de classe moyenne bourgeoise qui fréquentent les écoles privées catholiques, les Lycées français, allemands, etc., le reste de la plèbe étudie dans les collèges privés de bas-niveaux ou dans les écoles publiques. Ils ne reçoivent que des cours piètrement dispensés par des profs sous-payés qui bien souvent ne savent pas trouver dans leur vocation d’enseignant la motivation que ne peut leur offrir leur portefeuille vide.

Cette triste mascarade laisse donc les élèves avec un grave déficit, et puis, comme dans toute éducation médiocre, il s’agit moins d’apprendre que d’ingurgiter pour ensuite le vomir à l’examen… et ensuite on oublie, qui voudrait bien remâcher tout ça?

Alors, les enseignants sans le sou, d’ores et déjà obligés d’entrer dans un système corrompu, donnent des cours particuliers pour pouvoir arriver.

Alors, les enseignants sans le sou, d’ores et déjà obligés d’entrer dans un système corrompu, donnent des cours particuliers pour pouvoir arriver. Les élèves ont alors trop souvent droit à des salles de cours désertées par leurs professeurs et doivent ainsi entrer dans le carcan des leçons particulières, question de passer l’année. Rarissimes sont ceux qui prennent le pari de réussir sans leçon privée et qui y parviennent. Cela relève de l’héroïsme.

Un autre facteur qui complexifie la chose est la névrose des parents, puisque la plupart du temps ils sont tellement stressés que leur enfant faillisse qu’ils le chargent de l’insoutenable fardeau de leurs attentes où tout échec sera compté comme un déshonneur… À voir l’attitude des parents, on croirait que l’Égypte est le pays le plus scolarisé du monde tellement la chose atteint des proportions impossibles. Tout s’arrête lorsque vient le temps des examens…

Marchandisation de l’éducation

Cercle vicieux, et au final c’est la jeunesse qui paye, et en Égypte la jeunesse c’est plus de la moitié de la population…

Là où l’éducation devient de la marchandise et où les plus humbles n’ont pas le luxe de jouer le jeu, nombreux sont ceux qui n’entrent tout simplement jamais à l’école où qui la quittent sitôt commencée.

Emmanuel Bélanger

Après avoir commencé son cursus théologique et philosophique au Liban, Emmanuel Bélanger a complété son baccalauréat en philosophie à l'université pontificale Angelicum. Sa formation se ponctue de diverses expériences missionnaires au Caire, à Alexandrie, au Costa-Rica et à Chypre.