Khmers rouges

Tran Lam, survivante des Khmers rouges

En 1980, dans un camp à la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande, Tran Lam, 10 ans, reçoit nom, prénom et âge. Les papiers, contrefaits pour elle par Bunna (nom fictif), épouse d’un demi-frère mort à la guerre, devraient lui permettre de s’envoler pour le Canada. C’est le début d’une nouvelle étape dans un véritable parcours du combattant spirituel.

Retour en arrière. Au Nouvel An cambodgien, le 17 avril 1975, la mère de Tran se rend à la tombe de son père, comme le veut la coutume. Elle n’en reviendra jamais. Les Khmers rouges, des rebelles communistes d’inspiration maoïste, viennent de remporter la guerre civile cambodgienne (1967-1975) et vident Phnom Penh de ses habitants pour les enfermer dans des camps de rééducation, dans les campagnes. La jeune fille sera du lot.

Tran se demande à ce jour comment elle a survécu à ces quatre années de privation alimentaire, de travaux forcés et de menaces de mort constantes, sans jamais avoir marché sur une mine antipersonnel. « Sans mon grand frère, et le secours divin, je serais morte », dit celle qui apprend pour la première fois dans les camps l’existence de Jésus.

Les camps, d’une guerre à l’autre

Le travail dans les rizières, où les sangsues vous assaillent, est exténuant. « Même si on les coupait en deux, elles ne mouraient pas. Le bon côté, c’est qu’elles suçaient nos plaies; on guérissait plus vite. »

Les Khmers rouges l’interrogent notamment sur son frère. « Si je dévoilais que mon frère savait lire et écrire, ils allaient le tuer. Je me taisais. Pour cette raison, j’avais moins de nourriture que les autres. » Pour survivre, Tran chasse les grenouilles et les crapauds. « Je les lançais dans le feu pour les faire cuire. Je me rappelle la terreur dans leurs yeux – comme la nôtre! Nous étions comme ces bêtes! Terrorisés, sans porte de sortie! »

« Puis, j’ai pensé à Jésus. Je lui ai confié ma vie en pleurant.
J’ai l’impression que ma foi est née à ce moment-là. »

Vers la fin de la guerre, les survivants travaillent nuit et jour en se nourrissant de grains de riz épars et de sel noir. Le jour, la chaleur étouffante achève les plus faibles. « Les gens tombaient comme des mouches. Littéralement. Il y avait des morts partout. Je me souviens d’un matin où, sans raison, on avait été libérés. Je marchais, avec l’espoir de retrouver ma mère. Autour, il n’y avait que des cadavres. Les Khmers rouges avaient enterré les morts, mais pas suffisamment creux… Il pleuvait, et les corps, enflés, sortaient de terre. Je ne pourrai jamais oublier ces images. »

Une nuit de 1979, les Khmers rouges obligent tous les prisonniers à monter dans un camion. « Ils nous ont enfermés dans une maison, et finalement nous ont libérés le lendemain matin. J’entendais les mitraillettes et je voyais les Khmers s’enfuir. » Nouveau conflit: c’est la guerre entre le Vietnam, hostile au gouvernement des Khmers rouges, et le Cambodge.

Le Vietnam gagne la guerre, mais empêche quiconque de sortir du Cambodge. Selon Tran, c’est par miracle qu’elle et Bunna ont pu traverser la forêt en évitant les tirs des soldats et parvenir en Thaïlande. « Les balles sifflaient de toutes parts. J’ai vraiment été protégée », s’explique-t-elle.

La croix de l’hiver

Montréal aurait dû être une terre de liberté pour Tran, mais Bunna abuse d’elle. Elle ne l’inscrit pas à l’école. Elle l’oblige plutôt à travailler six jours sur sept dans une usine. À 16 ans, elle ne parle pas français, ne sait ni lire ni écrire, ne touche pas un rond de sa paie et ne mange que les quelques restes de table. « J’étais comme Cendrillon. Bunna me battait, m’enfermait dans une pièce. Quand j’en sortais, c’était pour faire le ménage. »

Khmers rouges

Un jour d’hiver, sa marâtre la met à la porte. Tran erre dans les rues. « J’étais certaine que j’allais mourir de froid. Puis, j’ai pensé à Jésus. Je lui ai confié ma vie en pleurant. J’ai l’impression que ma foi est née à ce moment-là. J’ai compris que lui, il était mort sur la croix, et que moi, j’allais mourir de froid. »

Tran finit par se mettre à l’abri dans un cabanon: « J’ai passé la nuit comme ça, et le matin, j’ai pris l’autobus pour le travail. Le soir, j’ai tenté de dormir dans le métro, mais il fermait. Je suis finalement allée chez Lucille et Maurice, le couple québécois qui nous avait parrainées à notre arrivée. Comme je ne parlais pas français, j’ai balbutié: “coucher” et “dehors”. Lucille était bouleversée. Elle m’a fait couler un bain. Je n’avais jamais pris de bain… »

Libération

Au contact de l’eau, Tran hurle de douleur. Lucille entre en trombe dans la salle de bain et voit le corps de Tran couvert d’engelures. « Elle pleurait en appliquant de la pommade sur mes brulures. J’étais émue. Je ne savais pas comment réagir à l’affection. C’était la première fois qu’on m’aimait. C’était comme un rêve. »

Ce soir-là, Tran mange à sa faim pour la première fois. « Bunna m’avait séquestrée pour faire de moi son esclave, mais elle venait d’échouer. Dieu venait de me libérer de ses mains malveillantes. »

Lucille lui apprend le français, répond à toutes ses questions sur Jésus et l’accompagne pendant son catéchuménat. À 18 ans, trois mois après la mort de Lucille, décédée d’un cancer du foie, Tran reçoit le baptême, en deuil d’une maman pour la deuxième fois de sa vie.

Un nouveau départ

Puis, une sœur des Servantes du Saint-Cœur de Marie la prend sous son aile. Elle l’inscrit au Collège François-Delaplace à Waterville, où elle vit et prie avec les sœurs pendant trois ans.

Plus tard, au cours d’une retraite chez les carmélites de Dolbeau, Tran vit une rencontre personnelle avec Jésus. Alors qu’elle est en prière, il lui souffle: « Donne ta souffrance. » Elle y consent, et immédiatement, un amour indicible l’enveloppe. « C’était d’une telle douceur que je ne pourrai jamais le décrire. Puis, j’ai compris qu’il fallait que je meure à mon passé pour continuer à vivre. J’ai compris que Dieu avait été là à chaque moment de ma vie, qu’il m’avait donné la force de continuer et de pardonner. Dieu est innocent, tout comme je l’étais. Sur la croix, il a pardonné à ses bourreaux. Il a raison: nous ne savons pas ce que nous faisons! »

*

En 2001, Tran retourne au Cambodge pour la première fois. Elle découvre la splendeur de son pays, sa riche mais déchirante histoire. Elle retrouve ses sœurs survivantes dans une joie immense et visite avec effroi les fosses communes découvertes au sud de Phnom Penh. Comme quoi le bonheur et la splendeur ne sont jamais loin des sombres ténèbres.

Pour aller plus loin, regardez le témoignage de Tran Lam, de passage à notre émission On n’est pas du monde.

Brigitte Bédard

D’abord journaliste indépendante au tournant du siècle, Brigitte met maintenant son amour de l’écriture et des rencontres au service de la mission du Verbe médias. Après J’étais incapable d’aimer. Le Christ m’a libérée (2019, Artège), elle a fait paraitre Je me suis laissé aimer. Et l’Esprit saint m’a emportée (Artège) en 2022.