Serge Rock
Photo: Judith Renauld/Le Verbe

Rencontre avec l’Innu Serge Rock, ambassadeur de réconciliation

À l’âge de sept ans, Serge Rock rentre à vive allure dans une clôture avec son BMX. Deux semaines en béquilles s’annoncent difficiles pour le petit garçon énergique. Le pape Jean-Paul II arrivait le lendemain, premier pape à fouler le sol canadien. 

« Crois-le, crois-le pas, mon élongation musculaire était guérie à la fin de la journée. On se rendait là en bus avec une délégation d’Innus » me raconte Serge, alors que je viens tout juste d’entrer chez lui, dans sa maison à Wendake. Il se doute bien que je vais le questionner sur la venue imminente du pape.

« Il y a des Innus qui sont pas mal plus catholiques que le pape en personne. Moi, par rapport à l’Église, après ce que j’ai connu dans mon vécu et mes études, je me suis gardé une petite gêne. Bon, c’est sûr que la religion d’antan ressemble moins à celle d’aujourd’hui. C’est pas mal plus ouvert. Puis, je me suis aussi posé la question de savoir pourquoi les Innus ont été si fervents. Je me suis rendu compte que ça les avait peut-être sauvés aussi » poursuit Serge, pendant qu’il brosse les cheveux à son plus vieux.

-Avec ce vécu, vous avez tout de même accepté d’être interviewé par un média catholique ?

-Tout à fait. Ça aussi, ça fait partie de la réconciliation.

L’intimidation, de part et d’autre

De toutes parts, dans son enfance, le petit Serge est exposé à la violence verbale et physique. À son école résidentielle de jour, à Wendake, il n’échappe pas à l’imposant mètre en bois. « C’était comme ça dans ce temps-là. C’était ciblé sur nous. J’en ai mangé des coups, plus que d’autres » se souvient-il, en me regardant dans les yeux avec franchise.

Puis, dans la cour de son école secondaire Saint-Alphonse, située derrière la basilique Sainte-Anne-de-Beaupré à Québec, ça joue tout aussi dur. Cette fois, c’est avec ses collègues d’école. Le jeune Innu n’a que 13 ans alors qu’il doit encaisser le contrecoup des préjugés à son égard. 

« C’était mon premier contact serré avec des Québécois et c’était la crise d’Oka en 1990. Un gars de secondaire cinq voulait me mettre son poing dans la face et je ne savais pas pourquoi. Je voyais la haine dans son regard, juste parce que j’étais autochtone. Moi je ne connaissais pas de Mohawks et je ne parlais pas anglais dans ce temps-là. Dans les médias, c’était martelé chaque jour. J’étais bagarreur, donc je me défendais. »

Et comme si ce n’était pas assez, il doit aussi endurer des railleries quand il retourne à l’occasion dans son Pessamit natal, où il a grandi jusqu’à l’âge de six ans. Le Métis à l’accent québécois ne sent pas toujours accueilli comme chez les siens.

« J’ai grandi en ville, moi, alors on me traitait de blanc-bec quand j’arrivais. Ça m’a endurci. J’ai mal réagi, je me suis fermé. Mais, je me suis réouvert par la suite. J’ai constaté que les préjugés existent des deux côtés finalement. »

De la riposte à l’ouverture

Rattrapant au vol les pierres lancées, Serge s’en sert pour construire des ponts plutôt qu’ériger des murs. « Pourquoi suis-je devenu un genre de diplomate pour rapprocher les cultures ? C’est à cause de toutes les épreuves que j’ai subies à partir du secondaire. »

Le tourisme sera une première passerelle dressée vers l’autre pour se réapproprier sa culture et la faire découvrir. Les expéditions en nature pour repérer l’orignal, découvrir les vertus des plantes locales ou apprendre à cuisiner le castor, le lièvre ou l’outarde, voilà ce qui attise la curiosité de quelques Québécois ou de Français.

Chez lui, de petits canots d’écorce, des tambours ou des toiles d’inspiration autochtone ornent les murs. Faire connaitre l’artisanat de son peuple est un autre moyen de médiation pour sensibiliser les personnes à cette culture ancestrale.

« Il y a encore des préjugés ? Ben oui, il y en a. Les préjugés commencent à la maison, ça peut être amplifié à l’école avec les autres enfants, par les médias et ainsi de suite. Mais si je recule de 25 ans, ça n’a rien à voir avec aujourd’hui. Là on apprend à se connaitre, à se parler, à s’écouter, mais surtout à se comprendre. Avant notre culture, c’était du folklore. On nous faisait danser pour tel ou tel événement. À la Saint-Jean-Baptiste, on nous faisait monter sur la scène. Mais depuis 10 ans environ, il y a de plus en plus d’espaces autochtones qui existent, où nous parlons de nous-mêmes plutôt que de se faire parler de nous. On a pris notre place » juge Serge.

Réparer les mailles du filet

L’Innu reconnait l’importance de tisser des liens entre Québécois et Autochtones, mais il voit tout autant la nécessité de le faire au sein de sa propre communauté. Même s’il regarde droit devant, il le fait avec lucidité, sachant ce qu’il y a derrière.

« Notre filet social a été complètement déchiqueté. Tu déracines un peuple en le mettant dans une réserve, alors que depuis 10 000 ans, il est nomade. Tu y introduis le sel, le sucre, tu fais rentrer l’alcool là-dedans. À Pessamit, par exemple, on se déplaçait vers le bassin de la rivière Manicouagan et tout d’un coup dans les années 70, des barrages, des pourvoiries, des clubs de chasse et des compagnies forestières nous coupent l’accès aux meilleures rivières à saumon. À cela, tu ajoutes le système des pensionnats. Prends 150 0000 enfants partout au Canada qu’on vient les chercher chez vous. On les emporte neuf mois par année. On est passé à travers de ça. »

« Comment bien élever ses enfants quand eux-mêmes ont été arrachés à leur famille ? » se demande Serge. Devant les déchirures dans le tissu familial, lourdes en conséquence sociales et générationnelles, Serge a la conviction qu’il faille miser sur l’autonomie des individus, par les études ou l’entrepreneuriat. Un chemin qu’il a suivi lui-même et qu’il encourage, ayant octroyé trois bourses pour des autochtones de Pessamit au nom de sa compagnie. En regardant aller les jeunes générations, Serge est optimiste.

Cents détours

Et le pape dans tout ça ? S’il me répond bien honnêtement qu’il aurait aimer mieux assister au spectacle de Loud sur les plaines plutôt que de participer à la visite du pape, il pense que la venue d’un deuxième évêque de Rome en terre canadienne ne nuira certainement pas… tant qu’elle débouche sur des actes concrets et que le chemin de la réconciliation ne s’arrête pas là. Il y est déjà, sur ce chemin, et se réjouit certainement quand d’autres le parcourent également.

« Pis toi, Dieu ? » me lance Serge, curieux, en ouvrant le dialogue.

À côté d’où nous sommes coule la chute Kabir Kouba, qui se traduit par la « rivière aux cent détours ». La légende huronne veut que le Grand Serpent, dans sa colère, soit sorti de son sommeil dans les Laurentides, pour venir s’interposer entre les colons et le peuple huron-wendat. Il fallait les séparer pour régler leurs différends sur la gestion du territoire; d’où la naissance de la rivière qui serpente autour de la réserve.

Aujourd’hui, par-delà un parcours aux cent détours, je vois chez Serge la volonté de construire un pont de plus… par notre rencontre. 

Oui le pape vient dans une optique pénitentielle. 

Mais voilà qu’en rencontrant Serge, je goute à la réconciliation qu’il s’efforce de vivre depuis des décennies, en tendant la main à ceux qui ne pensent pas comme lui. Dans cet échange authentique, moi aussi, j’en ressors édifié, en voyant que la paix, elle se construit tous les jours.

Sarah-Christine Bourihane

Sarah-Christine Bourihane figure parmi les plus anciennes collaboratrices du Verbe médias ! Elle est formée en théologie, en philosophie et en journalisme. En 2024, elle remporte le prix international Père-Jacques-Hamel pour son travail en faveur de la paix et du dialogue.