La technique façonne notre monde, mais qu’en disent les grands penseurs ? De Platon à Jacques Ellul, en passant par Heidegger et Bergson, explorez les réflexions de quatre figures incontournables sur cet enjeu intemporel.
Platon | le mythe de Prométhée
Dans son dialogue Protagoras, Platon (428-348 av. J.-C.) raconte un mythe pour illustrer l’origine de la technique. Au moment de la création, Épiméthée, dont le nom signifie « l’étourdi », distribue à chaque espèce animale des qualités diverses (force, vitesse, ailes, fourrure, etc.). Or, il néglige les êtres humains, qu’il laisse entièrement nus et sans défense. Pour réparer l’erreur de son frère, Prométhée, dont le nom se traduit par « prévoyant », dérobe aux dieux la maitrise du feu et la donne aux hommes. Grâce à elle, ils pourront chauffer leurs maisons, cuire leurs aliments et se forger des outils. Les hommes, dans leur état naturel, seraient ainsi comme inachevés et démunis, ne devant leur survie qu’à cette habileté à s’outiller leur permettant de triompher des autres animaux.
Paradoxalement, c’est parce que l’homme est le plus dépourvu qu’il est ainsi le plus libre et ingénieux. Plus qu’un être naturel, il est aussi culturel et capable de progrès. Il n’est pas prisonnier de sa condition et peut s’adapter ou se réinventer selon les circonstances. L’homme est aussi le seul à croire en l’existence des dieux, justement parce qu’il leur est plus semblable grâce à ce don de connaissance. Le mythe de Prométhée rappelle aussi le risque que ce savoir pratique se retourne un jour contre l’humanité elle-même. C’est pourquoi, afin de contenir son usage dans des limites éthiques, Zeus accorde aux hommes les sentiments de la pudeur et de la justice, fondateurs de la conscience politique, « pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié ».
Martin Heidegger | le réel mesuré, calculé et stocké
Martin Heidegger (1889-1976) nous a laissé cette formule célèbre : « L’essence de la technique n’est rien de technique. » Elle « est d’abord une certaine manière qu’a l’homme de se tenir dans le monde, de se rapporter à tout ce qui l’entoure, de se représenter le réel, de considérer les choses, de les dévoiler ». Du point de vue technique, le monde n’est plus donné, dévoilé et contemplé, mais fabriqué, transformé et exploité. Le philosophe allemand nomme Gestell (soit « dispositif, encadrement ») cette perspective sur le monde qui consiste à concevoir toute chose – la nature et la culture, les beaux-arts et la politique, l’histoire et la langue, les discours et les interactions humaines – comme susceptible d’être mesurée, calculée, étiquetée et stockée. Par exemple, une centrale hydroélectrique dévoile le potentiel hydraulique du fleuve et le met sous pression afin qu’il le livre. De même, l’industrie minière ou l’agriculture moderne mettent en demeure le sol de livrer les minerais qu’il recèle ou de produire les fruits qu’il est capable de donner.
Sans être à priori contre la technique, Heidegger y décèle plusieurs dangers. Sous son emprise, l’homme s’appauvrit en oubliant les autres manières de se rapporter au réel telles que l’art, la religion ou la philosophie. Il entretient alors l’illusion de maitriser totalement les choses, alors qu’en réalité, il est souvent dominé par elles. Il est aussi lui-même réduit au «fonds» de tout ce qui est calculable, au point où l’on peut désormais parler de « capital », de « matériel » ou d’« effectif » humain.
Henri Bergson | le corps attend un supplément d’âme
En s’appuyant sur la découverte en 1847 d’outils préhistoriques en silex dans la vallée de la Somme en France, Henri Bergson (1859-1981) conclut que l’homme est par nature Homo faber. Qui dit outils dit homme, puisque l’intelligence humaine a pour première fonction de produire des instruments. Cette capacité et ce processus de fabrication se nomment « technique ». En effet, l’intelligence humaine utilise l’organe de la main comme un instrument naturel pour fabriquer des outils – couteau, roue, etc. – qui sont à leur tour comme des organes artificiels. Grâce à ce prolongement ou supplément de corps, l’homme peut subvenir à ses besoins matériels et libérer son temps pour des activités plus proprement humaines et spirituelles.
L’épanouissement moral de l’homme a donc pour condition la technique. Mais à notre époque, constate le philosophe français, la technique a été détournée de sa finalité. Plutôt que de satisfaire les besoins de tous, elle ne sert que le bienêtre exagéré et le luxe d’une classe de privilégiés. Cet « accident d’aiguillage » vient de ce que le progrès technique a agrandi la puissance du corps humain, mais nullement celle de son âme. Dans Les deux sources de la morale et de la religion, Bergson écrit : « Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d’âme, et que la mécanique exigerait une mystique. Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu’on ne le croirait; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder le ciel. »
Jacques Ellul | le sacré transféré à la technique
Sociologue et théologien protestant, Jacques Ellul (1912-1994) voit en la technique « le facteur le plus décisif pour expliquer l’ensemble des phénomènes de notre temps ». Nous serions passés, selon lui, d’une société industrielle à une société technicienne, depuis que « ce n’est plus le travail humain qui est créateur de valeur, mais la technique », et au premier chef l’information. Ce phénomène se révèle par « la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace ».
Pour ce précurseur de la pensée écologique, la technique ne se réduit pas aux machines, même très complexes, mais elle inclut aussi toutes les méthodes d’organisation de la vie sociale (travail à la chaine, bureaucratie, systèmes de santé, d’éducation et de transport, etc.). Il constate que cette « technicisation » a envahi toutes les sphères de la vie humaine, au point où l’être humain lui-même est devenu un élément dans un système qui fonctionne indépendamment de lui. L’homme est en quelque sorte passé de « maitre et possesseur de la nature », selon le mot de Descartes, à « esclave et possédé » de la technique. Il est « aliéné » par elle, par les outils qu’il s’est lui-même forgés. Pourtant, « ce n’est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique ». En effet, la technique est à la fois sacrilège et sacrée. D’un côté, son omniprésence a désacralisé le monde dans lequel nous vivons, mais de l’autre, l’homme a reporté sur elle son sens inné du sacré, en intériorisant et en acceptant les contraintes que celle-ci lui impose.
Pour aller plus loin
France Culture propose une sélection de 12 émissions pour approfondir la notion de technique en philosophie.
Illustrations : Marie-Hélène Bochud