Paul Foisy
Photo: Marion Desjardins

Paul Foisy auprès des familles ukrainiennes

Des piles de vêtements, des meubles, des électroménagers, des jouets pour enfants, de la vaisselle, des tableaux. Dans le local du comité Tous pour l’Ukraine, tout y est pour orner le futur appartement des familles réfugiées, afin qu’elles se sentent comme «chez elles» dans cette vie tout autre qui les attend. J’aperçois par la fenêtre de l’entrepôt de Lévis un homme qui dépasse 1,85 mètre, cambré à classer minutieusement les dons reçus.

C’est bien Paul, fidèle au poste, tout dévoué à cette cause pour laquelle il se donne à temps plein depuis l’éclatement de la guerre. Il sort deux chaises du bazar et lance spontanément: «J’aurais pu donner 100 $ pour aider les familles ukrainiennes, mais j’ai senti que je pouvais faire plus.»

En 2015, quand le pape François a demandé aux communautés chrétiennes d’accueillir une famille syrienne, Paul prend l’appel au sérieux et décide d’en «faire plus». Il fait immédiatement une demande auprès du gouvernement du Canada pour en parrainer une. Déterminé, il attend cinq ans cette famille, coincée avec des millions de réfugiés au Liban. Le 5 octobre 2021, il les récupère enfin à l’aéroport.

Quelques mois plus tard, quand frappe la crise en Ukraine, il sent l’appel et met à profit sa récente expérience. «J’ai toujours voulu lier la vie quotidienne à la dimension religieuse. Pour moi, la prière, ça sert à nous faire passer à l’action. J’ai demandé au Seigneur si c’est ce que je devais faire. Quand je m’embarque dans quelque chose, je ne sais jamais où ça va me conduire. Dans la réalité, c’est souvent plus que ce à quoi on avait pensé.»

Nul ne connait ni le jour ni l’heure

Les apparences sont trompeuses. Malgré la stature imposante de l’homme, le cœur de Paul est à découvert. Nos échanges sont ponctués de longs silences. Son regard mouillé tendu vers la fenêtre. Sa gorge nouée.

En 2018, l’annonce d’une tumeur cancéreuse à l’estomac enlève à Paul la perspective d’une vieillesse longue et tranquille. Le verdict est brutal. Le chirurgien ne peut pas l’opérer et lui donne au maximum un an à vivre. Les jours de l’homme de 69 ans sont comptés.

«Il n’était pas question de nier ce qui se passait. Je préfère être ouvert sur ces choses plutôt que de ne pas en parler. On a vécu ça à ciel ouvert avec la famille et dans ma communauté. Les six premiers mois, ça a été le branlebas de combat. Revoir le testament, préparer la cérémonie funéraire, acheter le lot au cimetière. Tu comprends que chacune de ces étapes-là est bizarre, douloureuse… mais l’objectif était de faciliter les choses», confie Paul, la voix enrouée. Il s’interrompt un instant.

«Finalement, la tumeur ne m’emporte pas. Je ne peux pas expliquer le fait que je sois toujours en vie. Je vis comme un miraculé», reprend-il, le visage éclairé par la lumière qui jaillit de la fenêtre de l’entrepôt.

Chaque minute passée gratuitement avec les familles ukrainiennes, Paul la perçoit comme un temps en extra, offert par Dieu pour poursuivre sa mission.

Un bouquet de fleurs sur la table

Alors que le monde entier est le spectateur d’un drame sans nom, Paul se lance à la recherche de familles ukrainiennes qui parlent le français prêtent à élire domicile sur la Rive-Sud de Québec. Initialement, les recherches sont peu fructueuses. En attendant une réponse, il met sur pied un comité de citoyens. Une douzaine se rallient à la cause.

Une famille réfugiée en France finit par se manifester. Elle arrivera en juin. Les démarches s’enclenchent rapidement: appartements à trouver, baux à signer, billets d’avion à acheter, papiers à mettre en règle.

En pleine nuit, Paul se rend à Montréal pour accueillir la famille à l’aéroport. Il la conduit dans son nouveau logis, à travers ce dépaysement tragique, forcé. En guise de maigre consolation, un appartement entièrement meublé l’attend. Le réfrigérateur est bien rempli, une nappe habille la table couverte d’un bouquet de fleurs et d’une bouteille de vin.

Douze familles atterrissent sur la Rive-Sud de Québec en l’espace de quelques mois. Dans ce groupe, on compte des mères monoparentales espérant revoir leurs maris qui combattent pour sauver l’identité ukrainienne. D’autres ont la chance d’être venues en couple. Parce qu’ils ont une santé chancelante, qu’ils ont plus de trois enfants ou qu’ils ne sont pas Ukrainiens d’origine, certains hommes ont échappé à la conscription.

«Ils avaient tous des métiers dans leur pays. Svitlana était propriétaire d’un magasin de chaussures; elle travaille maintenant au McDonald’s. Dentiste, Ahmed arrachait des dents. Maintenant, il coupe des têtes de poulets chez Exceldor. Oleksandr était ingénieur; il fait des matelas chez Matelas Dauphin», explique Paul, admiratif devant leur volonté de subvenir à leurs besoins et de surmonter l’épreuve du déracinement, peu importe le contexte.

La providence à la rescousse

Avant de me parler, Paul est allé chez Youliana pour lui apporter des petits plats préparés par une bénévole et prendre de ses nouvelles. Depuis qu’il a pris l’initiative du projet, il s’émerveille de la générosité qui se déploie autour de lui. «Par la grâce de Dieu, tous les jours depuis le mois de mars, les choses tombent à leur place. C’est la tendresse de Dieu qui s’exprime et se manifeste dans ce projet-là.» Paul me donne plusieurs exemples à l’appui.

«Tim travaille sur une chaine de montage et me dit qu’il a mal au dos. La journée même, un physiothérapeute se présente au local pour me dire que si je connais quelqu’un qui a mal au dos, il peut offrir son aide gratuitement.»

«Pierre est dentiste. Il nous fait un don en ligne et nous écrit qu’il peut offrir gratuitement des soins dentaires aux familles ukrainiennes. Ça n’a pas pris une semaine avant que l’un d’entre eux ait mal aux dents. Depuis, 10 clients sont passés le voir. Les vendredis, il ne travaille pas et nous rend des services avec sa remorque. Un professionnel qui attache des courroies pour transporter des meubles, ça me touche. Il n’a pas arrêté depuis qu’il s’implique avec nous.»

Il y a aussi Jean-Pierre, l’homme à tout faire. Donner de l’argent ne lui suffisait pas, il voulait en faire plus. Compétences de plombier, de mécanicien, d’électricien… Deux jours après, Paul le rappelle. Depuis, ils se voient presque tous les jours.

Durant notre entretien, Paul me parle à quelques reprises d’une jeune femme ukrainienne de 14 ans qui s’est tricoté un long manteau blanc, descendant jusqu’aux chevilles. Des heures et des heures de travail. Le fruit de son labeur est pour lui un symbole. Tisser de l’amour dans une communauté, ça prend des efforts et du temps.

«Au lieu d’être assis sur ma chaise et d’attendre que la situation empire, j’ai l’occasion de tisser un manteau d’amour. Ce que tu es parle plus fort que ce que tu dis. L’important, c’est l’être que tu es», me dit Paul avec une assurance bien fondée.

Sorts incertains

«Hier soir, j’ai eu une discussion avec ma fille, qui est psychoéducatrice dans l’école la plus difficile de la commission scolaire. Je lui demande si les enfants qui ont des problèmes de comportement sont venus au monde avec un caractère comme ça. Elle me répond que c’est parce que les parents sont absents. Cent pour cent des problèmes viennent de là.»

Paul est grand-père depuis peu. Il a le cœur déchiré à imaginer ne pas voir grandir son petit-fils de 5 ans. Il lui a d’ailleurs laissé une lettre, à ouvrir quand il aura 16 ans. Il lui parle des pièges à éviter, l’encourage à ne pas vivre sa vie pour lui-même et souligne l’importance centrale de la famille.

Devant le scandale d’enfants ukrainiens qui risquent de grandir sans leur père, de petits-enfants éloignés de leurs grands-parents, Paul est ému aux larmes. En un sens, il comprend aussi ce drame de l’intérieur, par sa propre expérience d’une épée de Damoclès qui menace la quiétude de sa vie familiale à tout instant.

Il existe une forme de solidarité et de communion entre tous ceux qui font l’expérience de la fragilité de la condition humaine. Paul tente de la vivre avec les familles ukrainiennes qu’il accueille, chaque jour qu’il lui reste à vivre. Et il reçoit autant qu’il donne, sinon encore davantage.

Sarah-Christine Bourihane

Sarah-Christine Bourihane figure parmi les plus anciennes collaboratrices du Verbe médias ! Elle est formée en théologie, en philosophie et en journalisme. En 2024, elle remporte le prix international Père-Jacques-Hamel pour son travail en faveur de la paix et du dialogue.