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Illustration: Marie-Pier LaRose/Le Verbe

Pardonner l’inceste

Il n’y a même pas une petite miette d’animosité dans le regard d’Élise quand elle parle de ses agresseurs. Son corps d’enfant a été abusé, son âme violée, sa sexualité bousillée par l’inceste. Elle aurait raison de les haïr. Mais non. C’est la pitié qui prend le dessus, comme une vague tristesse aussi, devant ces hommes qui ne se sont jamais repentis et qui, finalement, n’auront pas gouté, contrairement à elle, au bonheur d’une vie nouvelle.

Les dernières révélations ont poussé Élise à couper les liens avec sa famille. Quand c’est trop, c’est trop.

«Je suis née dans une famille où l’inceste est bien ancré», dit-elle en jetant un petit coup d’œil à Claude, son mari depuis bientôt 42 ans. «Au décès de ma tante Sylvie, j’ai appris qu’elle avait eu un enfant durant son adolescence… de son propre frère, Gaston!»

À la racine

C’est la goutte qui fait déborder le vase. Pourquoi? Parce qu’Élise découvre soudainement qu’un autre membre de la famille est un abuseur, en plus de son oncle Édouard, qui a abusé d’elle de l’âge de six ans jusqu’à ses douze ans. Sa tante Sylvie a ensuite eu 10 enfants de son mariage; l’un d’eux, son cousin Roger, a lui aussi abusé d’elle. «C’était un homme d’une extrême perversion. Très malade. Il a abusé de sa propre fille. Il a fait énormément de tort autour de lui.» Lui, il a été rejeté par sa femme et ses enfants. Quant à Gaston, il est mort brulé dans un petit refuge en forêt. On a supposé un suicide. Il était détesté par ses enfants.

Élise poursuit. Elle a appris que son cousin Roger visionnait des films pornographiques devant ses enfants, ou prenait part à des partouzes, et ensuite refilait des maladies à sa femme.

L’inceste attire l’inceste, comme l’alcoolique en attire un autre. Si l’on veut s’en débarrasser, il faut couper à la racine. C’est ce que raconte Claude, membre abstinent des Alcooliques Anonymes depuis 30 ans. «La femme de Roger, imagine-toi donc que c’était la fille du meilleur ami du père d’Élise; elle-même avait été abusée par son propre père! Et le père d’Élise, lui, avait été abusé sexuellement par des Clercs de Saint-Viateur. Ça prend quelqu’un, un jour, qui met un terme à tout ça! C’est ce que le Seigneur a fait dans notre couple, je crois.»

Cet article est tiré de notre numéro spécial BÉATITUDES. Abonnez-vous gratuitement en cliquant sur la bannière.

Élise a appris aussi que sa cousine, du côté de sa mère cette fois, poursuivait son oncle pour rapport incestueux. «Il a fait quelques mois de prison. Pour la forme. Il avait 91 ans! Il est mort l’an passé. J’ai su qu’il avait aussi abusé de mes tantes – ses propres sœurs! Là, c’était too much pour moi! J’ai décidé de couper avec mes deux familles.»

«Tu n’as pas pardonné à toute la famille», souligne Claude presque imperceptiblement. Élise rétorque: «Ce n’est pas une question de pardon. Pardonner ne veut pas dire faire comme si de rien n’était! Je ne peux pas me retrouver avec eux, sourire, comme si rien ne s’était passé! C’est une question de vérité. Être là sans rien dire, c’est être complice du mensonge!»

Fruits pourris

Élise insiste pour dire qu’elle a reçu une nouvelle vie malgré toutes ces horreurs. Cette histoire ne fait plus partie de sa vie. Elle a reçu une grâce de guérison profonde, une guérison qu’elle demandait sans cesse à Dieu.

«Si je n’avais pas été guérie, je serais encore en relation avec ma famille et mon couple n’irait pas aussi bien. C’est lié», explique Élise.

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Le mariage s’en allait à la dérive, même si, dans les dernières années, il allait mieux.

Lui avec son passé d’alcool, et elle avec ce passé d’abus et de violence, pouvaient-ils gouter les fruits du mariage promis par Dieu?

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Jeunes convertis, ils se sont rencontrés au Café chrétien, mais «être chrétien», ça n’est pas magique; les épreuves, c’est pour tout le monde. Et la nécessité du pardon aussi. «La vue de mon oncle, chaque fois, suscitait le dédain. Je me répétais que je devais pardonner. J’ai manifesté ce désir au Seigneur dans ma prière dès le début de ma conversion, à 18 ans. Un jour, mon oncle est venu chez mes parents en visite. Je devais avoir 40 ans. Il commençait à souffrir de démence (syndrome de Korsakoff, causé par l’abus d’alcool). Il était devant moi et je ne ressentais plus rien. Je ne lui ai pas parlé, je ne l’ai pas approché non plus, mais intérieurement, quelque chose avait changé. C’était le début d’une guérison. J’ai dû le voir, être en sa présence, pour me rendre compte que j’avais pardonné. Dieu m’avait donné cette grâce.»

Élise réalise qu’elle a espéré de nombreuses guérisons physiques et spirituelles, dont plusieurs qui lui ont été accordées… non sans devoir patienter, parfois même quelques années. Parmi ces guérisons: sa sexualité.

«Sexuellement, j’étais très atteinte, mais à partir de ce moment-là, face à mon oncle, il s’est entamé un processus de guérison.» Cette «atteinte», ce sont 25 années pendant lesquelles Élise est mariée, avec trois enfants. «Les abus que j’ai subis ont coloré toute ma vie jusqu’à mes 60 ans. Ma vie sexuelle, c’était un gros zéro. Un devoir. Un poids.»

— Le savais-tu, Claude, qu’elle vivait ça?

«Je connaissais son histoire, mais j’ignorais comment l’approcher sans lui rappeler son oncle ou son cousin.»

Élise rectifie le tir: «Il ne comprend pas – il ne me rappelait ni mon oncle ni mon cousin! C’est que, dans la famille où j’ai grandi, je n’étais pas une femme ni même une personne: j’étais un objet. C’était une atteinte à mon corps. Et ce corps a une mémoire. Quand tu y touches, ça porte atteinte à ça. C’était incontrôlable.»

Et votre vie sexuelle, alors?

«Eh bien, répond Claude, je quémandais! J’étais alcoolique actif dans ce temps-là. Sous [l’influence de] l’alcool, j’étais plus entreprenant…» Élise poursuit: «Il me faisait boire, mais ça ne changeait rien. Je me résignais. Je voulais lui faire plaisir. Quand il y avait un peu de pression, je cédais. Il était très insatisfait, et moi aussi! Je n’avais aucun plaisir. Aucun orgasme! J’ai su ce qu’était un orgasme à 60 ans!»

Élagage

Le couple fait un retour vers la foi autour de l’an 2000 et connait de bons moments, des rapprochements. En 2018, ils partent en Europe vivre les 30 jours des exercices spirituels de saint Ignace, dans le but de discerner leur mission de couple. À la fin, au temps de «l’élection», Élise reçoit un don inattendu de la part du Seigneur: choisir Claude pour époux. Elle sursaute. C’était bien vrai. Elle n’avait jamais «choisi» Claude; elle s’était résignée à l’épouser. On peut imaginer le choc.

«Dès le début de nos fréquentations, raconte-t-elle, Claude avait des comportements qui me faisaient peur: contrôle, domination, envahissement. Quand je m’en suis rendu compte, les démarches pour notre mariage étaient entamées, alors je n’ai rien fait. J’étais incapable de dire non, ou de prendre ma place. Je l’ai marié, mais je ne l’ai jamais choisi!» À ce moment-là, Élise choisit Claude pour époux, en toute liberté.

Adolescent, Claude buvait beaucoup, mais avait cessé pour «se caser». Il a recommencé après le mariage… Ce n’est pas rare qu’une fille d’alcoolique marie un alcoolique. «Pourtant, je m’étais juré de ne jamais marier un alcoolo, lance Élise en riant presque. Je ne voulais rien voir! J’ai su qu’il était alcoolique le jour où il me l’a annoncé en rentrant de sa première réunion AA. J’ai fait beaucoup de déni dans ma vie.»

Il m’a dit: “Je te demande pardon. Pendant la période de mon alcoolisme, je t’ai fait vraiment, vraiment beaucoup de mal.”
C’était la première fois en 30 ans que sa demande de pardon était sincère…
On passait à un autre niveau.

Dans les 30 jours passés en Europe, il y a trois temps où l’on peut «sortir» de retraite. Au troisième, Élise et Claude se retrouvent. Élise en parle avec les larmes aux yeux. «Il m’a dit: “Je te demande pardon. Pendant la période de mon alcoolisme, je t’ai fait vraiment, vraiment beaucoup de mal.” C’était la première fois en 30 ans que sa demande de pardon était sincère… Je venais de le choisir comme époux, et là, il me demandait pardon pour vrai. On passait à un autre niveau. C’était un tournant dans notre mariage. J’ai été capable de vraiment accorder mon pardon. Il fallait que je le choisisse avant. À partir de là, je ne subissais plus mon mariage. Je n’étais plus une victime. Je n’étais plus abusée. C’était fini!»

De retour au pays, Élise ne se reconnait plus. Avec Claude, ils font l’amour et elle se sent bien. Elle trouve même ça bon. Elle rit: «Sans entrer dans les détails, Claude m’amenait à vivre certains dépassements, et j’étais bien! Je pouvais même faire l’amour la lampe allumée… Avant, je ne voulais pas qu’il me voie, qu’il me regarde.»

— Toi, Claude? Crois-tu qu’elle t’a pardonné?

«Ah oui! C’est même elle qui prend l’initiative! répond-il en riant. Et même plus souvent que je le voudrais! Je n’ai plus 25 ans. C’est dommage!»

Même au soir de la vie, il y a une nouvelle vie. Pas parfaite. Mais pas loin.

Illustrations: Marie-Pier LaRose/Le Verbe

Brigitte Bédard

D’abord journaliste indépendante au tournant du siècle, Brigitte met maintenant son amour de l’écriture et des rencontres au service de la mission du Verbe médias. Après J’étais incapable d’aimer. Le Christ m’a libérée (2019, Artège), elle a fait paraitre Je me suis laissé aimer. Et l’Esprit saint m’a emportée (Artège) en 2022.