Sylvain, Laure et leur fille (photo: Raphaël de Champlain).
Sylvain, Laure et leur fille (photo: Raphaël de Champlain).

Nos histoires compliquées

La plupart des jeunes catholiques, comme leurs contemporains, ont vécu des expériences amoureuses de toutes sortes. Ces relations, ponctuées de joies, de peines et de déceptions, les ont façonnés comme hommes et comme femmes. En témoignent un couple et un jeune homme qui nous parlent de leur apprentissage de l’amour, de la sexualité et finalement d’eux-mêmes, et un prêtre qui nous partage le fruit de ses expériences d’accompagnement.


Cet article a été publié initialement dans le numéro d’hiver 2019 du Magazine Le Verbe.


En chemin

Laure et Sylvain vivent leur cinquième année de mariage. Ils ont une petite fille âgée d’un an et sont dans l’attente de leur deuxième enfant.

Ils se sont rencontrés lors d’un rassemblement organisé par la communauté de l’Emmanuel, un groupe d’une paroisse de Québec fréquentée par plusieurs étudiants. Leur passion commune pour J. R. R. Tolkien a servi de prétexte à un premier rendez-vous. Contrairement à tant d’autres jeunes femmes de son âge, Laure ne cherchait pas à vivre d’aventure amoureuse.

«Quand j’étais jeune, je voulais être un garçon. Je ne me sentais pas mal dans mon corps; c’étaient plutôt les rôles joués par les hommes qui m’intéressaient. Je lisais des biographies de gens célèbres, dont les femmes étaient absentes. Quand j’étais adolescente, être une femme, pour moi, c’était: avoir des enfants, un chien, travailler et gérer la maison. Ça me semblait une perspective abominable, ce qui explique pourquoi je ne voulais pas me marier. Quand j’ai rencontré Sylvain, je voulais plutôt suivre la voie catholique de l’héroïcité féminine, à savoir la vie religieuse.»

Sylvain, de son côté, savait depuis longtemps qu’il voulait être père de famille. Pour lui, le mariage était un idéal à poursuivre.

«C’était clair dans ma tête que je voulais des enfants. Ce désir était abstrait et lointain quand j’avais douze ans et l’était tout autant à trente ans. J’étais certain de le vouloir, mais je n’avais pas hâte. Ce n’était pas une urgence. J’appréciais chaque année de plus consacrée à mon confort.»

Après avoir vécu quelques déceptions amoureuses, celui qui venait de terminer des études en droit cherchait d’abord une relation d’amour inconditionnel.

«Après ma dernière rupture, je me suis laissé aller dans une phase que je qualifie de déchéance. Quand ça s’est calmé, je me suis dit que je ne souhaitais pas revivre d’aussi grandes peines. Ça me paraissait absurde de vivre de grands moments d’intimité avec une personne, et de passer ensuite à autre chose. Je voyais cela comme une trahison par rapport à ce qui était vécu. Je voulais faire un choix qui serait meilleur pour moi à long terme.»

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Élie est un jeune homme fougueux, avide d’expériences diverses. Il se passionne pour la philosophie et le cinéma, voyage et travaille dans le domaine de la restauration. Il raconte comment ses attirances bisexuelles se sont imposées à lui au début de l’âge adulte.

«La chose a été facile à assumer. J’ai simplement constaté qu’il y avait une fluidité dans le désir que j’éprouvais pour les femmes comme pour les hommes. J’ai déjà agi en fonction de mes attirances homosexuelles, mais j’ai toujours refusé de me définir par rapport à celles-ci. Pendant un temps, j’ai recherché des femmes androgynes. J’ai eu une copine qui était inquiète par rapport à mes ambiguïtés.»

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Le père Alexandre Julien, vicaire aux paroisses Saint-Thomas-d’Aquin et Saint-Michel de Sillery, tient pour acquis que chaque personne est unique. Il lui importe de ne pas idéaliser le couple. Il sait que la nature humaine est complexe dans sa réalité. Une personne qui, pour différentes raisons, n’arriverait pas à vivre dans le mariage peut sans aucun doute réussir sa vie.

Même le meilleur des couples éprouvera toujours un certain manque. Et tout manque, au fond, nous rappelle un manque fondamental, celui d’être aimé absolument.

«Dieu en lui-même n’est pas sexué. Créateur du monde, il est antérieur au principe de différence. Même le meilleur des couples éprouvera toujours un certain manque. Dans toute vie, toute vocation, même celle de prêtre, il y a des épreuves. Nos difficultés peuvent servir à nous ramener à cette soif essentielle. Tout manque, au fond, nous rappelle un manque fondamental, celui d’être aimé absolument. Ce désir d’amour absolu, gratuit et total ne sera comblé que par Dieu.

«Le célibat du prêtre s’enracine dans cette suite du Christ. Dans ce contexte, le célibat n’est pas une finalité en soi, mais un chemin pour le Royaume. La question reste à savoir comment intégrer, dans ma vie, l’autre en tant qu’autre.»

Franchir les étapes

Au même moment où il se rapprochait de l’Église, Élie a souhaité explorer ces désirs qui émergeaient à l’intérieur de lui. Il était fasciné par cette puissance sur laquelle il avait peu d’emprise.

«Je voulais tout voir, tout gouter, tout comprendre. J’ai tendance à vouloir emprunter systématiquement toutes les avenues qui s’offrent à moi. Qu’elles soient bonnes ou mauvaises, suaves ou amères. J’ai fini par réaliser que je consommais ma sexualité et qu’il y avait une part d’immaturité dans cette posture. Je souhaitais vivre ma sexualité de façon beaucoup plus intense et totale [qu’uniquement sous un rapport de consommation]. C’était quelque chose que je sentais être plus grand que moi. Étrangement, il m’a paru crédible que la poursuite de cette grandeur passe par la chasteté.»

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Puisqu’ils se fréquentaient en vue du mariage, Laure et Sylvain se sont rapidement questionnés sur leurs visions respectives du monde. Ils ont abordé tous les sujets: la famille, les études, le travail. Pour Laure, c’était essentiel de discuter explicitement de leurs priorités.

Sylvain, Laure et leur fille (photo: Raphaël de Champlain).
Sylvain, Laure et leur fille (photo: Raphaël de Champlain).

«Ça me rassurait beaucoup de l’entendre dire que, pour lui, la famille était ce qu’il y avait de plus important. À ce moment, il était un universitaire ambitieux, qui parlait de se lancer à son compte comme avocat. Il aurait pu être très carriériste. J’étais contente d’entendre qu’il voulait travailler fort, mais pas au point de faire passer sa famille au second plan.»

Sylvain a quitté Montréal pour Québec deux semaines après leur premier rendez-vous. Pour le jeune avocat, cet excès de zèle valait la peine. Au moment du mariage, le couple s’est établi dans la capitale. Au début de la cohabitation, les nouveaux mariés ont appris à se connaitre dans l’intimité. Sylvain raconte:

«J’ai réalisé que j’avais des habitudes de vieux garçon. Je ne savais pas comment interagir au quotidien avec mon épouse. Je la traitais comme un coloc et j’avais tendance à vivre dans ma bulle, comme si je vivais dans un éternel présent.

«Aujourd’hui, je peux dire à mon épouse que je l’aime et ne pas le lui répéter pendant six mois. Dans ma tête, c’est chaque jour comme si je l’avais dit hier. Au début, ça compliquait les choses. Je ne voyais pas le temps passer. Laure se sentait seule. Alors que je me voyais comme une personne disponible, motivée à s’engager, j’ai été choqué de constater à quel point c’était difficile pour moi de donner de mon temps, en partageant simplement un repas, par exemple.»

Les langages de l’amour

En tant que prêtre, le père Alexandre est un témoin privilégié des aléas de la vie de couple. La communication est sans contredit un défi dans la plupart des mariages. La venue d’un enfant bouscule souvent un équilibre durement acquis.

«Ça change une vie. C’est en même temps une très belle étape de maturation dans l’amour. J’ai vu des gens faire de grands progrès dans la capacité de quitter le regard sur soi pour poser un regard sur l’autre, à savoir l’enfant.

«Par ailleurs, pour qu’un couple s’en sorte, il ne doit pas oublier qu’il est un couple. L’attention portée à l’enfant peut devenir, dans certains cas, une fuite. Le plus grand besoin de l’enfant, c’est un nid d’amour. Le plus grand bien qu’on peut donner à un enfant, ce sont deux parents qui s’aiment.»

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Laure et Sylvain ont effectivement constaté un écart de perceptions lors des premiers mois de la grossesse. Incommodée et fatiguée, elle était irritée par ce qu’elle interprétait comme un manque d’intérêt.

«Ça a occasionné un peu de tensions, jusqu’à ce que je réalise que ce décalage est assez généralisé entre les hommes et les femmes. Au fur et à mesure que ma grossesse avançait, il s’impliquait davantage. Même si ça restait très abstrait pour lui, il s’est bien rattrapé. Il était aux petits soins… et m’achetait des sushis pour femmes enceintes.»

Dès que j’ai eu Justine dans mes bras, dès la première minute, c’était fait. J’ai été chamboulé.

Sylvain admet que la réalité d’avoir un enfant était très vague pour lui. À la veille de la naissance, Sylvain pensait à la venue de sa fille en termes logistiques.

«Mon bureau était rempli d’affaires de bébé. Mais dès que j’ai eu Justine dans mes bras, dès la première minute, c’était fait. J’ai été chamboulé. J’étais heureux de vivre tous les sacrifices qui s’en venaient. Ça a eu du sens tout de suite.»

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Après avoir vécu une période d’ascèse, Élie est reparti à la recherche d’une compagne. Il a observé que de nouveaux profils de femmes l’attiraient. Il s’est réjoui de voir fleurir des parties inconnues de son être.

«Que ce soit par rapport à soi-même, par rapport aux autres ou devant Dieu, je perçois les problèmes que je rencontre comme autant d’occasions de grandir. La différence, dans une relation de couple, est présente pour nous enrichir. Lorsque la relation avec l’autre est pénible, je le vois comme le signe d’une blessure que l’on peut dépasser. Je suis convaincu que la complémentarité entre les genres existe. S’il n’y a ni masculinité ni féminité, qu’ai-je à gagner à être avec le sexe opposé?»

Pour le père Alexandre, les prêtres, même célibataires, sont aussi appelés à vivre concrètement cet amour-don, que ce soit dans le service pastoral, la création de relations fraternelles et signifiantes, le partage de tâches avec d’autres. Comme dans une relation amoureuse, la dimension corporelle du prêtre sera aussi mobilisée: «Le corps se nourrit dans la prière, le chant et la musique. Tout ça fait participer mon corps à une dynamique aimante avec Dieu.»

Faits pour le don

C’est dans sa relation avec Sylvain que Laure a appris à apprécier sa féminité. D’être aimée sincèrement lui a permis de se déployer pleinement. À la suite d’un concours de circonstances, son congé de maternité s’est prolongé.

«J’ai été étonnée de voir comment j’aime être à la maison avec ma fille. J’ai découvert que tout ça valait vraiment la peine d’être vécu: être femme au foyer, c’est réellement gratifiant et, d’une certaine façon, héroïque. L’Église véhicule parfois une image éthérée de la maternité. On présente les mères comme des êtres complètement effacés dans le don d’elles-mêmes. Comme si elles n’avaient aucun sentiment ou désir propre. La réalité de l’incarnation est différente. En se donnant soi-même, on ne s’efface pas. On devient plus soi-même.»

Puisqu’il travaille en droit de la famille, Sylvain connait bien les risques économiques auxquels s’exposent les parents qui décident de rester à la maison.

«C’est un sacrifice qui exige une alliance réelle et durable entre les époux. Avec un enfant, nous devons gérer notre quotidien de façon stratégique. Nos intelligences sont complémentaires. On doit pallier les faiblesses de l’autre avec ses propres forces. Dans le mariage, il faut sortir de soi-même. Il n’est pas tant question de faire des compromis que de se donner chacun à cent pour cent.»

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C’est par le paradigme du don qu’Élie interprète, lui aussi, ses actions.

«Quand je croise un homme, je n’ai pas envie de le séduire, pas plus qu’une femme. Quand je rencontre de nouvelles personnes, ce que je recherche, ce n’est pas de quelle façon ils peuvent être consommés au moyen de la sexualité. Je ne souhaite plus promener mon regard pour satisfaire mes appétits. Si j’ai agi autrement par le passé, avec les hommes comme avec les femmes, c’était par ennui, désarroi ou manque de considération.»

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Le père Alexandre Julien (photo: Raphaël de Champlain).
Le père Alexandre Julien (photo: Raphaël de Champlain).

D’abord engagé en pastorale jeunesse, le père Alexandre a adapté sa pratique selon l’évolution des personnes qu’il accompagne. Alors qu’il était lui-même dans une période de recherche, cette phrase de Catherine de Sienne lui a montré un chemin: «Si vous êtes ce que vous devez être, vous mettrez le feu au monde entier.»

Il est convaincu que cette exhortation s’adresse à toute personne, qu’elle soit seule ou en couple.

«Apprendre à aimer, c’est le défi de toute une vie! Si un couple apprend à être ce qu’il doit être en tant que couple, il peut mettre le feu. J’ai eu cette prise de conscience au contact de familles hyper-rayonnantes. Parfois, j’invite des jeunes à souper dans ces familles. Pour ceux dont la vie familiale a été douloureuse, c’est une vraie thérapie que de voir que ça peut être autrement. Une famille qui va bien peut devenir un pôle de ressourcement et communiquer l’espérance autour d’elle.»

La limite

Les chrétiens croient que Dieu a créé l’être humain à son image. Pour le père Alexandre, la dimension sexuée inhérente à tout être humain indique une limite, nécessaire à la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre.

«Je crois que ça nous dit qu’on n’est pas tout, tout seul. L’homme seul, au sens masculin, n’est pas suffisant pour dire Dieu. La femme, seule, n’est pas suffisante pour dire Dieu. Par leur relation aimante, complémentaire et créatrice, ils deviennent image de Dieu. Quand ils rêvent, inventent un foyer et accueillent des petits pour partager leur amour, l’homme et la femme s’inscrivent dans ce mouvement de création divine.»

Les livres de la Bible sont encadrés par la Genèse et l’Apocalypse. Entre les deux, il y a toutes nos histoires compliquées: des chicanes de famille, des trahisons, des aventures.

En se basant sur les Écritures, la spiritualité chrétienne présente Dieu comme un amoureux:

«Les livres de la Bible sont encadrés par la Genèse et l’Apocalypse. Dans le premier, on parle du mariage originel, celui de l’homme et de la femme par l’entremise d’Adam et Ève. Le dernier texte parle du mariage ultime du Christ et de l’humanité. Entre les deux, il y a toutes nos histoires compliquées: des chicanes de famille, des trahisons, des aventures.»

À la fin arrive le Fils de Dieu qui, en embrassant notre humanité, essaie de nous réapprendre à être ce que nous sommes.

Et de nous réapprendre à aimer.


Valérie Laflamme-Caron

Valérie Laflamme-Caron est formée en anthropologie et en théologie. Elle anime présentement la pastorale dans une école secondaire de la région de Québec. Elle aime traiter des enjeux qui traversent le Québec contemporain avec un langage qui mobilise l’apport des sciences sociales à sa posture croyante.