Chère grand-maman,
Plusieurs semaines déjà ont passé. L’eau érode la roche et le temps fait pareil avec ma mémoire. Les images de ta mort sont de moins en moins fortes. Elles ne me tourmentent plus la nuit. Je ne me perds plus dans mes pensées en prenant ma douche. Je m’en désole. Je garde le bracelet de visite que l’hôpital m’a remis. Je le porte pour me rappeler de prier pour toi.
Quand les médecins t’ont recommandé l’opération, je me suis réjouie à l’idée que je pourrais alors te visiter plus facilement qu’à ta résidence. Mais tu as refusé cette opération. Tu ne voulais pas de la suite : le petit sac, la médication, les douleurs, le CHSLD.
Cependant, pas d’opération impliquait vomissements, fin pénible… Alors, pour « mourir dignement », tu as demandé l’aide médicale à mourir (euthanasie), mercredi soir, le 10 mars.
Jeudi 11 mars
Le jeudi 11 mars, en fin d’après-midi, auprès de toi, avec ma mère et mon fils, j’ai appris que ta demande avait été acceptée… pour le lendemain, le 12 mars.
La discussion avec le médecin m’a sidérée.
– Vers quelle heure préfériez-vous que ça se déroule madame Dubord ?
– Oh ! Comme vous voulez.
– La famille ne manifeste pas de préférence ?
– (Ma mère, visiblement bousculée et perturbée.) Je ne sais pas… Ça va vite…
– Oui, ça va vite. C’est qu’on ne sait pas quand les intestins de votre mère vont bloquer… Une question de jours… Difficile à dire…
– Quand même. C’est un choc.
– Oui, je vous comprends. L’aide médicale à mourir est à la fois une chose très humaine et très inhumaine en un sens. L’organisation, choisir l’heure… cela fait artificiel. Mais c’est une mort digne et sans souffrance. (Se tournant vers ma grand-mère.) Écoutez, madame Dubord, comme personne ne propose d’heure, je suggère 11 h demain matin. Comme ça, vous n’aurez pas à stresser toute la journée.
– D’accord !
Je me tenais au fond de la chambre, mon fils de cinq mois dans les bras. La tête me tournait. Je me sentais comme soule. Mais je devais retourner chez moi, nourrir et coucher mon fils. Pas le temps de réfléchir.
Te dire combien j’ai pensé à toi ce soir-là ! Dans l’auto, les souvenirs défilaient. J’en avais peur de faire un accident. Les souvenirs de toi, de grand-papa, de la maison à Donnacona… Nos conversations au téléphone. Tes souvenirs à toi, tous ceux que tu m’as racontés.
Je n’arrivais pas à le croire. Vraiment, demain, tu allais mourir ? Et pourtant, tu me parlais comme d’habitude. Tu faisais des grimaces à mon fils. Tu me regardais encore avec tes yeux pleins de fierté, comme tu l’as toujours fait. Tu étais lucide. Tu étais « tellement là ». Tellement vivante.
Vendredi 12 mars
Le lendemain matin, avant ta mort, tu m’as demandé si j’étais d’accord avec ta décision. « Tu le sais grand-maman : je ne le pourrai jamais. Je comprends ta peur de la souffrance. Personne ne veut souffrir. Mais l’euthanasie, je ne peux pas… »
J’aurais voulu t’expliquer mon désaccord. Mais comment ? Tout se faisait si vite ! Mes arguments philosophiques faisaient trop compliqué. Tu ne partageais pas ma foi.
J’aurais voulu trouver les mots. Te demander comment tu avais vraiment vécu la dernière année de confinement.
J’aurais voulu t’assurer de mon soutien, te promettre de te visiter tous les jours après l’opération. Je ne t’aurais peut-être pas fait changer d’avis. Tu étais si décidée ! Mais tu aurais mieux su à quel point je désirais encore passer du temps auprès de toi…
J’aurais voulu te témoigner de mon espérance. J’aurais voulu te dire que, pour moi, la souffrance ne rend pas nos vies indignes.
Je sais que je suis jeune. Je n’ai pas encore connu de grandes souffrances physiques. Pourtant, la souffrance est déjà précieuse pour moi, elle réside au cœur de ma conversion : mes difficultés et mes blessures m’ont ouverte à l’expérience d’un amour et d’une force immenses.
La souffrance donne l’impression d’un océan sans fin. Et pourtant, au bout de cet océan se trouve comme un nouveau continent. Plus beau, plus grand, plus vaste. C’est mon expérience du moins.
Mais je sais aussi que presque plus personne n’y croit à cet autre continent. Notre société est faite pour les « forts ».
Je t’aime grand-maman. Je n’étais pas d’accord, mais tu sais que je ne t’en veux pas.
Le Seigneur – j’y crois fermement – a ton nom gravé sur les paumes de ses mains. Moi aussi, ton nom reste gravé dans mon cœur. Chaque jour, à travers la prière, je te visite, comme je voulais le faire. Je fais miens les mots que Jésus a prononcés sur la croix : « Pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » Et j’espère en sa miséricorde.
Repose en paix grand-maman.