Lettre du Liban

En effet, depuis la création du monde, ce que Dieu a d’invisible se laisse voir à travers ses œuvres…(Rm 1, 20)

 

Chère Irène,

Il me semble que raconter les péripéties d’un jeune Québécois, catholique et latin, dans la brousse de l’œcuménisme oriental et de la coexistence avec le monde juif et musulman, soit quelque chose d’effarant. C’est une entreprise d’une telle envergure que je ne sais comment m’y prendre pour dompter cette bête fougueuse.

En effet, comment retracer la piste que Dieu a si habilement frayée devant moi à travers les enchevêtrements du langage et des rites, les clairières des lieux saints, et les secousses culturelles entre deux mondes qui, pour l’essentiel, ignorent tout l’un de l’autre.

Une note a priori

Entrer en contact avec une nouvelle culture ou plutôt avec un florilège de cultures interreliées, qui tout en gardant leurs caractéristiques propres, sont traversées par une même source, est nécessairement quelque chose de violent. En cette situation, on perd inévitablement tous nos repères: ce qui avant allait de soi ne trouve plus hic et nunc sa validité.

Deux options se proposent donc d’elles-mêmes: réagir en réactionnaire et essayer tant bien que mal de faire revivre virtuellement mon « chez moi », ou bien, entrer dans cette nouvelle réalité et découvrir la beauté et la profondeur d’être un étranger.Cette seconde voie ouvre la possibilité de se laisser librement transformer. Puis, quand la grâce abonde, il devient concevable que je puisse moi aussi changer cette réalité de l’intérieur, non en conquistador mais, comme le ferait un amant pour l’être aimé, c’est-à-dire dans la gratuité du don.

Ce qui est malheureux, c’est que trop souvent j’emprunte la voie dite facile et ô combien utopique : je me cabre et m’improvise l’avocat de la « charte occidentale » contre les névroses sentimentales de mes interlocuteurs orientaux.

Et pourtant, l’initiative de t’écrire et de te donner un si pâle succédané de mes expériences comme missionnaire au Proche-Orient me permet de recentrer le pourquoi de ma présence ici et de m’ouvrir un tant soit peu sur l’univers dans lequel je suis appelé dorénavant à vivre.

Mais bon, trêve de calembredaines, je ne gribouille pas ces quelques mots pour te faire part de mes difficultés socioculturelles (quoique ce soit un peu inévitable), mais pour rendre grâce de la diversité des routes saintes qui mènent au Christ, qui est le Chemin, la Vérité et la Vie.

Les récits bibliques comme aventure

Je voudrais te faire ressentir la douce fraîcheur que l’on trouve à l’ombre des grandes pyramides de Gizeh quand, aux alentours, le soleil roussit la moindre parcelle de peau, et qu’ainsi s’incarne l’accueil que la Sainte Famille reçut lors de son séjour en Égypte.

Je voudrais que tu sentes l’air qu’exhale le lac de Genézareth en automne et que tu sois le témoin de la renaissance verdoyante de ses rives qui, de coutume, ne sont que plaines rocailleuses, et qu’en cela se manifeste pour toi le cinquième évangile et la mission chrétienne d’être le sel de la terre et la lumière du monde.

Photo: Wikimedia commons
Photo: Wikimedia commons

Je voudrais que tu contemples l’immensité de la steppe de Moab, d’où le roi Balaq et le prophète Balaam virent marcher devant eux le peuple de Yahvé.

Je voudrais que tu admires les cèdres de Dieu, ces arbres géants de jadis qui surplombent la vallée sainte au nord du Liban, et dont le bois mirifique et ancestral servit de trône à la sagesse de Salomon.

Enfin, en cette période des Fêtes, je voudrais que s’imprègne en toi le contraste si insondable du Gloria in excelsis Deo chanté dans les rues de Bethléem et du mystère de la Nativité célébré à deux pas du lieu de sa manifestation historique. Étrange et merveilleux sentiment quand le souvenir de Noël était autrefois habité d’une ville où virevoltent les flocons de neige et flottent les odeurs de dinde et de tourtières charnues.

Tu peux constater que désormais un monde se découvre à moi, très ancien et débordant de vécu, qui nécessairement se heurte à ma petite expérience de Canadien français; aux froidures des hivers, à l’immensité des forêts et à la jeunesse de notre histoire (400 ans pour la ville de Québec, tandis que Jéricho, en Palestine, et Byblos, au Liban, se disputent la palme de la ville la plus ancienne au monde encore habitée aujourd’hui).

C’est donc dans les dédales de ce milieu si vaste que le Seigneur m’édifie. Une vocation chrétienne doit nécessairement faire le passage vers l’autre, le prochain, et qu’il parle arabe, hébreu, français ou anglais, peu importe.

Il s’agit, avant tout, de faire une rencontre, et c’est d’autant plus possible quand l’autre est foncièrement différent de moi. Ce qui le qualifie dans sa spécificité, c’est justement le fait que je ne me retrouve point en lui. Et pourtant, il est porteur de la figure du Christ.

 

Ce n’est sans doute pas par hasard que saint Luc plaça dans son évangile le plus grand commandement (Shéma Israël), c’est-à-dire aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa force et de tout son esprit ; et son prochain comme soi-même (Lc 10, 27), juste avant la parabole du bon Samaritain. Parce que ce n’est pas l’alter ego qui vient à mon secours, qui me fait rencontrer le Christ, mais bien un étranger, un homme qui de prime abord ne me doit rien.

Dans mon cas, il a plu au Seigneur que je me convertisse au beau milieu des Sémites, dans le berceau même du christianisme. Je n’ai pas le loisir maintenant de te faire connaître plus en détail les différents rites catholiques et orthodoxes qui pullulent et cohabitent parmi autant de diversité et de cultes chez les musulmans et chez les Juifs, mais cela ne saurait tarder. J’ai d’ailleurs beaucoup encore à apprendre, et combien plus, à aimer!

J’ai tant de désirs pour de si humbles lettres. D’autres suivront, je continuerai de te raconter ma vie en terre étrangère, mais surtout, ma conversion.

Que la Paix de notre Seigneur Jésus-Christ soit avec toi.
Avec toute mon affection,
Emmanuel Bélanger

Emmanuel Bélanger

Après avoir commencé son cursus théologique et philosophique au Liban, Emmanuel Bélanger a complété son baccalauréat en philosophie à l'université pontificale Angelicum. Sa formation se ponctue de diverses expériences missionnaires au Caire, à Alexandrie, au Costa-Rica et à Chypre.