Photo: Samian
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Les vieux pieux

Marie Rose vient d’avoir 93 ans. Jean-Claude s’achemine vers 87 ans. Ils ont 60 ans de mariage, 7 enfants et 27 petits-enfants. Quand ils se retrouvent tous au jour de l’An, au chalet familial, on ajoute les belles-mères, les cousins et les amis, ça fait beaucoup.

«On s’est mariés le 24 juin 1957 à la Saint-Jean-Baptiste!» clame Jean-Claude, l’œil d’un bleu brillant, un brin nationaliste. «C’est très symbolique. À cette époque, la Saint-Jean-Baptiste n’était pas une fête nationale; c’était la fête du patron des Canadiens français!»

Marie Rose, plus pragmatique peut-être, réplique avec douceur, comme dans un murmure: «C’est surtout parce qu’on savait que tout le monde allait être en congé…»

Faire sa valise

C’est ainsi depuis mon arrivée dans leur cuisine. Je pose une question, Jean-Claude répond, enflammé, Marie Rose réajuste en riant tout doucement. Au point que, après cet entretien, Jean-Claude a senti le besoin de m’écrire:

«La sagesse de Marie Rose m’a fait remarquer que j’ai manqué d’humilité, et que tout ce que je disais semblait être de la vantardise. Et je me suis dit que c’était vrai. Lors de notre conversation, j’ai manqué de relier tout ça à l’héritage que nous avons reçu de nos parents.»

L’héritage reçu va comme l’héritage donné chez les Bleau. Pas une semaine ne passe sans que deux ou trois petits-enfants viennent faire leur tour pour jaser de la vie et de choses importantes.

— Et ils vous écoutent?

— Ah! C’est surprenant de voir à quel point ils écoutent! Ils me disent: «Eh! grand-papa, merci, hein!» ou: «Ah! Tu m’as fait du bien, grand-papa!»

— Vous dites ça les yeux pleins d’eau, M. Bleau…

— Ah oui?… Eh bien… c’est parce que c’est beau…

— Et vous leur dites quoi encore?

— Ah! répond Marie Rose, on n’a pas grand-chose à dire… Ils nous voient vivre. Ils nous regardent. Ils savent très bien qu’on va à la messe tous les matins et que c’est comme ça qu’on finit notre valise.

— Votre valise?

— Oui… Nous autres, notre valise est quasiment finie. On se prépare à partir pour le grand voyage. On leur dit que ce qui est certain, c’est que tout le monde sait qu’il va partir un jour, mais que ceux qui se préparent à partir sont peu nombreux. Personne ne peut éviter l’issue finale. Le bonheur n’est pas dans la matière, mais dans l’esprit, et ce bonheur sera éternel.

— Y’a pas de sermon, poursuit Jean-Claude, mais les enfants s’attendent à se faire dire quelque chose sur la vie, l’amour, l’histoire, la langue ou la religion. Tous les petits-enfants savent que grand-papa est bavard. Je leur dis toujours: «Vous ne pouvez pas apprendre ce que vous pensez savoir!»

Rendre la gloire

La famille est l’antithèse de l’égoïsme, me répète Jean-Claude. Le chalet, ce n’est que pour elle, pour «l’unité familiale», chuchote Marie Rose. Avec les années s’est ajoutée une cabane à sucre – où dorment les petits-enfants et leurs amis – et aussi une terre à bois, pour travailler à la sueur de son front à faire grandir encore plus cette unité, cet héritage.

Juste hier, le salon de leur vieille maison était bondé; une dizaine de petits-enfants donnaient un récital pour toute la famille.

Photo: Samian
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Ce même salon, il n’y a pas si longtemps, avait pourtant été transformé en chambre d’hôpital pour vivre, en famille, les dernières années de vie de la mère de Marie Rose. C’est une des grandes grâces que les enfants ont pu vivre: «Nos six filles, à tour de rôle, étaient à ses côtés. Mais le plus beau et aussi le plus réconfortant fut d’avoir tous ensemble pu assister à son dernier souffle.

«Mon frère, l’abbé Réal, était là. Dans les prières auprès d’un mourant, il nous montrait comment toute la Cour céleste, entourant la Vierge Marie, était là pour accueillir son âme. Et nous avons vu partir, dans une sérénité tellement réjouissante, celle que nous aimions tant. Nous ne pouvions pas pleurer. Nous avions devant nous un visage aimé et souriant comme à ses plus beaux jours de joie.»

Comment avez-vous fait pour arriver à tisser des liens si serrés et profonds dans la famille? À cette question, ils sont fermes: ce n’est pas par leur grâce…

«Avec toutes ces grâces et faveurs constantes, nous n’avons aucun mérite. Nos enfances ont baigné dans l’amour de nos parents. J’étais l’ainé de neuf enfants et Marie Rose la dernière de neuf. Nous n’avons pas eu de ces mouvements si extraordinaires de conversion. Nous avons simplement suivi une voie tracée par l’exemple, où le bonheur était baigné dans la foi certaine. Dans ma chambre, j’ai un écusson de chevalier où il est écrit: Non nobis, Domine, sed nomine Tuo da Gloriam (Ce n’est pas à nous, Seigneur, mais à ton nom seul que revient la gloire).»

Je pense à Lysandre, leur petite-fille, la révélation du cinéma québécois, et à son rôle de pianiste rebelle, Alice Champagne, dans La passion d’Augustine. Je connaissais les Bleau depuis quelques années, mais ce n’est qu’en interviewant Lysandre pour le blogue du Verbe que j’ai compris qu’elle était la fille de Jacinthe, une des six filles de M. et Mme Bleau.

Pas une seule fois Marie Rose ou Jean-Claude n’avaient fait allusion à elle lors de nos nombreuses rencontres. Même chose lorsque j’avais «découvert», avec stupéfaction, que Jean-Claude était le fondateur de Médicus, cette entreprise québécoise de renom dont j’étais fidèle cliente depuis dix ans…

L’humilité, c’est quelque chose comme ça, je crois.

Servir Jésus

Jeune, Jean-Claude travaillait chez Bleau & Fils, la boutique de chaussures de son paternel, rue Sainte-Catherine, dans Hochelaga.

«Ce qui est inusité, raconte-t-il, c’est que Jean Coutu, le pharmacien, avait ouvert sa première pharmacie sur l’autre coin, avenue Aird, et que Brault & Martineau, lui, il était en face! On formait “Le Triangle”, comme dit M. Coutu! Trois compagnies de Canadiens français.»

Mais Marie Rose ne voulait pas d’un mari «représentant de commerce» toujours parti. «“Tu vas faire autre chose”, m’a-t-elle dit… Moi, obéissant, je l’ai écoutée.» C’est comme ça qu’est né Médicus, en 1957; grâce à Marie Rose et à un ami d’enfance.

«C’était un ancien confrère de classe; il avait eu un accident de moto et avait dû subir l’amputation d’une jambe. J’ai vécu avec lui le drame de cette amputation. Pour lui, il n’y avait qu’une solution à sa souffrance: le suicide.

«À cette époque, il y avait des prothèses, mais le plus souvent, c’étaient des jambes de bois. Après la guerre, il y a eu des développements, mais pas pour les civils. En Allemagne, on avait développé des techniques vraiment extraordinaires. Ici, c’étaient des équipements de cuir et de métal; ça faisait deux fois le poids d’un enfant! J’ai vécu la période de la poliomyélite. C’était vraiment épouvantable…

«J’ai suivi des cours en Allemagne, puis aux États-Unis. Il fallait apporter quelque chose de nouveau, et moi, je suis arrivé au bon moment. Je n’ai pas toujours été compris, et je dirais même que, souvent, j’étais méprisé par les grands; j’arrivais avec de la matière plastique! C’était mal vu, et pourtant si compatible avec le corps humain, et puis lavable, durable, léger.»

La première boutique était au coin de Reine-Marie et Décarie, à Montréal. «En plein quartier juif anglophone… J’ai commencé à faire des chaussures moulées sur plâtres, qu’on appelait Space Shoes. Je m’étais inspiré d’un champion olympique de patinage artistique qui avait fait faire ses patins dans un moule. J’ai eu une clientèle juive à travers tout le pays!»

Je voulais aider. Tout avait commencé par cet ami. Je voulais lui fabriquer une prothèse viable… Il a été mon client jusqu’à son décès, il y a trois ans.

Jean-Claude avait un idéal: «Je voulais aider. Tout avait commencé par cet ami. Je voulais lui fabriquer une prothèse viable… Il a été mon client jusqu’à son décès, il y a trois ans. Quand vous appareillez quelqu’un, ça vous reste toute votre vie, vous savez.

«Je me souviens de ma première cliente, une dame qui s’était fait frapper par une voiture. Son fils de cinq ans était mort sur le coup. Elle avait dû être amputée d’une jambe. C’était si difficile. J’avais la grâce d’avoir la foi… Combien de fois suis-je revenu à la maison, complètement découragé par tout ce que j’avais vu et entendu pendant la journée!

«Marie Rose me ramenait à Dieu… J’avais passé des heures avec des patients. Ça avait été si souffrant, si difficile de les accompagner dans leur détresse… Marie Rose me disait: “Eh bien, c’est Jésus que tu servais!”»

Jean-Claude pleure encore, en tapotant les petites mains douces de sa femme. Marie Rose, elle, sourit, radieuse.

Béatifier l’impératrice

Après une vie bien remplie, presque rendue sur la fin, qu’est-ce que le Seigneur allait bien pouvoir encore demander aux Bleau? Car pour ceux qui l’aiment, on le sait, il a toujours quelque mission dans sa poche.

Ainsi, par un bon matin de 2005, Jean-Claude assistait à la messe, au centre-ville de Montréal, assis sans le savoir aux côtés de l’archiduc Rudolph d’Autriche, le petit-fils de l’empereur Charles Ier (1887-1922, béatifié le 3 octobre 2004 par saint Jean-Paul II).

Sa grand-mère, l’impératrice Zita d’Autriche, épouse de Charles Ier, avait été destituée et exilée avec son mari en 1919, était devenue veuve en 1922, puis réfugiée de guerre en 1940, lorsque les Allemands ont envahi la Belgique. Elle avait fui en Amérique avec ses huit enfants et avait été hébergée, à Québec, par les Sœurs de Sainte Jeanne d’Arc.

Une amitié venait de naitre entre les deux hommes, tous deux passionnés pour la famille et l’histoire, mais c’est avant tout leur foi qui les liait, et qui les lie toujours.

Cette année-là, les Bleau avaient invité l’archiduc à la grande réception qu’ils donnent chaque année à leur chalet pour la fête de l’Assomption; il avait livré un témoignage de vie et de foi bouleversant devant plus de 500 personnes. Les convives – des prêtres, des religieux de différentes communautés, des amis fervents catholiques et orthodoxes – avaient reçu une leçon d’humilité peu commune de la part d’une Altesse Impériale Royale, un Habsbourg, qui disait être sans le sou, mais riche du plus bel héritage: celui de la foi.

En 2009, à Solesmes, en France, le procès de béatification de l’impératrice Zita d’Autriche s’ouvrait officiellement. L’archiduc Rodolphe voulait alors confier à son ami Jean-Claude – avec un coup de pouce du cardinal Marc Ouellet – le dossier québécois de ce procès.

Comment refuser? «Je ne connais rien de Zita, moi, que je lui ai dit… Mais il m’a répondu que c’était mieux ainsi. On a plongé là-dedans tête baissée, et franchement, je peux dire que cette aventure est tout à fait édifiante.

«J’ai pu faire découvrir la vie qu’a menée l’impératrice au Québec. Elle avait, notamment, rempli quinze conteneurs de vêtements provenant des quatre coins de la province, reprisés avec soin, avec l’aide des sœurs, et les avait envoyés par bateau à son peuple qui mourait de froid pendant la guerre.»

Exposer ses victoires

Et maintenant? Maintenant, Médicus a été léguée à leur fille Jacinthe, et l’Association Zita d’Autriche vient tout juste d’être reprise par Benoît, l’ainé.

Vous léguez tout ce qui reste? «Tout. On revient à l’enfance. Une enfance spirituelle. On ne se pose plus de question. On est faible. On doit faire attention à tout. On ne marche plus avec la même assurance. C’est notre faiblesse physique qui nous le dit. Tout ça, c’est une sécurité, au fond, parce qu’on redevient comme un petit enfant, comme dans les bras de son papa, avec plus rien qui dépend de nous, plus rien qui nous appartient…»

Ce soir, ils s’installeront au salon, comme d’habitude, pour écouter un peu de musique. Après, ils iront dormir, l’un contre l’autre.

Demain matin, ils se diront «je t’aime» sans se demander comment ça va.

«Devant toi, chère Brigitte, on n’a pas calculé nos défaites; on a exposé nos victoires, qui ne nous appartenaient pas», écrivait Jean-Claude.

Demain matin, ils se diront «je t’aime» sans se demander comment ça va. «Ça ne donne plus rien de demander ça, dit Jean-Claude, on le sait qu’on est tout croche!» Marie Rose rit doucement: «La seule question qu’on se pose le matin, c’est de savoir à quel endroit on ira à la messe.»

C’est vrai, ils n’ont exposé que leurs victoires – et des victoires qui ne leur appartiennent pas.

Bientôt, et c’est plus vrai encore, plus rien du tout ne leur appartiendra. Plus rien que l’Éternité.

Brigitte Bédard

D’abord journaliste indépendante au tournant du siècle, Brigitte met maintenant son amour de l’écriture et des rencontres au service de la mission du Verbe médias. Après J’étais incapable d’aimer. Le Christ m’a libérée (2019, Artège), elle a fait paraitre Je me suis laissé aimer. Et l’Esprit saint m’a emportée (Artège) en 2022.