Laure Conan
Illustration : Marie-Hélène Bochud.

La réclusion pour écrire au-delà : vie et œuvre de Laure Conan

Marie-Louise Félicité Angers (1845-1924), mieux connue sous son pseudonyme de Laure Conan, écrit à la fin du 19e siècle une œuvre incontournable de la littérature québécoise. Elle y occupe une place complexe, et en cela, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle suscite tant d’intérêt aujourd’hui. Pour saisir un peu de cette complexité, il faut prendre en compte non seulement ses écrits, mais aussi son sexe et la façon dont elle s’inscrit dans un espace littéraire qui cherche encore à se définir et à s’ériger comme tel.

Étonnamment, c’est poussée par la nécessité de répondre à ses besoins matériels que Félicité Angers choisit la carrière littéraire. Ne sentant ni l’appel du mariage ni celui du cloitre, elle considère l’écriture comme un outil d’édification et de conversion. En février 1879, soit à l’âge de 34 ans, elle écrit à une proche correspondante :

« Je voudrais me mettre à écrire. Mon premier essai [Un cœur vrai] a été remarqué. Si c’est possible, je voudrais me servir de cette aptitude pour gagner ma vie. » Et plus loin : « Quelque chose qui puisse faire du bien et avec la bénédiction d’en haut, faire aimer Dieu, quand ce ne serait que d’une seule âme » (Correspondance, p. 85-86).

Ainsi, Angers embrasse la vocation littéraire en lui faisant porter un objectif spirituel. C’est ce qui fera dire à Marie-Andrée Beaudet qu’il s’agit d’une vocation littéraire à caractère religieux.

L’écriture constitue le choix d’un gagne-pain peu orthodoxe pour une femme à cette époque. D’une part, l’accès des femmes à l’écriture publique demeure difficile. D’autre part, même du côté des hommes, l’écriture n’est généralement pas la source d’un revenu principal (sauf pour ceux qui commencent à faire carrière dans le journalisme). Néanmoins, pour Conan, cet emploi s’avèrera couronné d’un certain succès, sinon sur le plan financier, du moins sur le plan symbolique.

Plusieurs conditions favorisent cette réussite. D’abord, Félicité Angers provient d’une famille qui aime la culture et encourage l’éducation des enfants, celle des garçons comme celle des filles. La jeune Félicité fait elle-même des études chez les Ursulines de Québec, l’endroit le plus fréquenté par les futures femmes de lettres avant que ne soient mis sur pied les premiers cours classiques pour jeunes femmes.

On connait également son gout pour la lecture qui, comme pour beaucoup d’autres femmes qui écriront au tournant du 20e siècle, lui permettra de parfaire son éducation de façon autodidacte et d’élargir ses connaissances littéraires et culturelles.

C’est donc une Félicité Angers cultivée et relativement à l’aise dans son environnement social qui se lance dans l’écriture sous le nom de plume Laure Conan.

Cet article est d’abord paru dans notre numéro spécial de mars 2022. Cliquez sur cette bannière pour y accéder en format Web.

La vocation littéraire

En outre, Conan entreprend ce projet d’écriture de manière bien précise : elle se lance dans l’écriture à la façon d’un appel religieux, une posture qui demeure décisive quant à la fortune des trajectoires littéraires des femmes avant la fin du 20e siècle. On notera par ailleurs que, pour la première fois, avec l’abbé Casgrain et Louis Fréchette à la même époque, le statut exclusif de femme ou d’homme de lettres est revendiqué.

Son célibat et sa façon bien solitaire de vivre (et d’écrire) dans sa maison de La Malbaie constituent les bases d’une consécration entière à l’écriture. Il s’agit bien sûr d’avoir l’espace et le temps nécessaire pour ce faire. De plus, Laure Conan demeure persistante et décidée à réussir dans son entreprise littéraire. Sa correspondance donne à voir toute une collection d’échanges avec des acteurs des milieux littéraire ou religieux. Dans bien des cas, Conan instaure ces échanges qui visent à l’avancement de son œuvre écrite.

À ce sujet, elle obtient l’appui d’un acteur influent du milieu des lettres de cette époque, l’abbé Henri-Raymond Casgrain. Celui-ci est à la tête du Mouvement littéraire en Canada (École patriotique de Québec). Il participe à mettre en place un programme qui définit la littérature canadienne-française, un programme qui prédomine jusqu’à la fin du siècle.

Patriotisme, religion et foi sont au menu de cette vision qui promeut les couleurs locales et les héros glorifiés du passé de la nation. En prenant Conan sous son aile, ne serait-ce qu’un temps, Casgrain lui assure promotion et pérennité.

Timide, Laure Conan ?

Pourtant, cette assurance dont témoigne la femme de lettres s’accompagne sans cesse de modestie. La correspondance de l’auteure est marquée par un refus obstiné d’être mise de l’avant. Les nombreux échanges épistolaires concernant la fameuse préface de son livre Angéline de Montbrun, écrite par Casgrain, en témoignent : « Mais quant à consentir à ce qu’il soit question de moi […]. J’aime cent fois mieux que le livre ne soit jamais publié » (Correspondance, p. 181).

Que ce soit malgré ces conventions sociales ou grâce à elles, son projet d’écriture bien personnel se dessine de façon à mettre en perspective une vie intérieure et non les apparences d’une vie.

Plusieurs destinataires voient dans cette attitude de la timidité et de la coquetterie. Cependant, ces interprétations ne prennent pas en compte l’objectif de l’auteure. Comme on l’a mentionné plus tôt, elle veut « faire aimer Dieu », non pas le devenir.

Certes, l’enseignement catholique de l’époque ne permet guère aux femmes de briller hors du foyer, et l’on comprend bien en ce sens les réticences de l’auteure. Mais que ce soit malgré ces conventions sociales ou grâce à elles, son projet d’écriture bien personnel se dessine de façon à mettre en perspective une vie intérieure et non les apparences d’une vie. Voilà qui explique pourquoi elle s’entoure de tant de mystère.

La mort à soi dans l’œuvre écrite

À cet effacement de la femme de lettres répond le texte. De fait, toute l’œuvre semble mettre de l’avant des personnages reclus ou du moins en quête d’élévation – voire d’une vie détachée des choses terrestres.

Avant tout, il faut savoir que Laure Conan publie plus d’une quinzaine de titres entre la publication de sa première nouvelle Un amour vrai (1878) et la publication posthume de La sève immortelle (en 1925, soit deux ans après sa mort). À cela s’ajoutent ses différentes collaborations à des périodiques. Bien qu’abordant au départ l’écriture par la fiction (la nouvelle et le roman), elle touche ensuite à une diversité de genres (histoire, piété, dialogue théâtral, hagiographie, pamphlet) qui s’inscrivent tous dans un contexte historique nationaliste d’établissement d’une littérature.

Pour revenir au thème de la réclusion dans l’œuvre de Conan, son maitre livre, celui qui suscite certainement encore aujourd’hui le plus de lectures, Angéline de Montbrun (1882), donne certainement fort à réfléchir. En effet, tous les personnages de ce roman sont destinés à la réclusion, à commencer par Angéline elle-même, qui finit retirée dans sa propre maison.

Dans tous les genres exploités par l’auteure se dessine la volonté de toucher l’âme humaine, une âme humaine animée de rêve et de désir, même si elle doit souvent affronter son propre vide.

Ce thème du retrait du monde se trouve déjà dans Un amour vrai ou dans ses écrits subséquents. C’est le cas précisément dans Jeanne Leber. L’adoratrice de Jésus-Hostie, (1910). Conan y compose l’histoire de Leber à la manière d’une vie de saint. Dans ce récit, l’héroïne adopte littéralement l’état de recluse. Emmurée dans sa cellule, elle n’a de ce fait que Dieu vers qui se tourner : « Elle n’avait aucun attrait pour la vie religieuse, mais elle aspirait au détachement, à l’isolement, à la vie humble, obscure, profondément cachée » (Jeanne Leber, p. 14).

Angéline, Jeanne… ce ne sont là que quelques exemples de personnages où l’isolement traduit un désir de transcender la vie terrestre. On pourrait en nommer d’autres : Thérèse Raynol (dans Un amour vrai), Charles Garnier (dans À l’œuvre et à l’épreuve) ou, de façon inversée, Lambert Closse (dont le mariage l’éloigne du zèle religieux, dans L’oublié).

Forme littéraire de la réclusion

Sur le plan de la forme, ces écrits répondent aussi à cet élan vers l’au-delà qui demande une coupure d’avec les choses du monde. Ainsi, le roman Angéline de Montbrun, constitué d’un mélange des genres de l’intime, tend vers une forme de réclusion sur le plan narratif. En effet, le livre débute par un amalgame de lettres échangées entre divers correspondants (et notamment avec Angéline), puis le roman s’écrit sur le mode du journal intime d’Angéline.

En cela, la forme traduit l’enfermement graduel qui coupe l’héroïne de tout échange avec l’extérieur. Enfin, le journal emprunte lui-même la voie de la prière. La relation avec Dieu s’avère ainsi être le seul échange possible. La forme finale exprime donc la disponibilité ultime du sujet au spirituel. En fait, plus qu’une disponibilité, c’est une nécessité de la relation avec Dieu.

C’est de cette façon que les propriétés formelles du roman reflètent le chemin vers les profondeurs de l’âme et, par le fait même, vers son élévation. Ce « premier roman psychologique » québécois n’est-il pas précisément une tentative d’aller au-delà des apparences ?

Quant au reste de la production littéraire de Conan, tout indique cette même propension à l’édification intérieure. Même quand Conan rappelle aux femmes leur devoir de gardiennes de la foi ou encore qu’elles constituent l’âme du foyer familial (dans Si les Canadiennes le voulaient et dans Aux Canadiennes), il semble y avoir plus qu’une conformité au projet nationaliste conservateur de cette époque.

Il s’y trouve un surgissement du privé dans le public, l’espace des femmes dans celui des hommes, celui des profondeurs dans celui des choses terrestres. Bref, dans tous les genres exploités par l’auteure se dessine la volonté de toucher l’âme humaine, une âme humaine animée de rêve et de désir, même si elle doit souvent affronter son propre vide.

Du dolorisme à la saine ascèse

Il faut toutefois avouer que, dans ce thème de la réclusion qui va jusqu’à l’autoflagellation, survient quelque chose de masochiste qui dérange le lecteur contemporain. De la même manière, si les images sanglantes du Christ adoré peuvent impressionner (et repousser), il faut les remettre dans leur contexte. La production écrite de l’époque est traversée par de nombreuses influences tant littéraires que religieuses : le romantisme, l’univers gothique ainsi que le dolorisme, pour ne nommer que celles-là.

Avant la modernité littéraire au Québec, le texte répond à des normes qui sont extérieures à la littérature (soit des normes politiques ou encore religieuses). À ce sujet, le genre des Vies se situe quelque part entre le religieux et le littéraire. Il met en scène des personnages illustres qui sont élevés au statut de saints, sans en être. Il connait d’ailleurs ses heures de gloire à la fin du 19e siècle au Canada français et influence largement la production de Conan. Voilà qui explique certaines des intonations aujourd’hui jugées étranges dans l’œuvre de celle-ci.

Enfin, au-delà des modes de l’époque et d’un renoncement au corps qui fait sourciller, il importe de voir dans les écrits de Conan la recherche d’une saine ascèse. Le regard postmoderne d’aujourd’hui ne doit pas évacuer la réelle quête spirituelle.

Une autre lignée historique

Contrairement au projet de littérature nationale qui bat son plein à son époque, Conan ne donne pas à voir un univers lisse et superficiel (quoique grandiose), elle cherche un chemin vers les profondeurs de l’âme humaine.

Ce faisant, l’auteure fait entendre une voix unique en son temps. Une voix qui, comme celle de toute une génération de femmes poètes qui feront par ailleurs leur entrée sur la scène littéraire au début du 20e siècle, fait entendre sa désillusion par rapport au monde qui l’entoure en se réfugiant en Dieu.

Il s’agit bien souvent d’une désillusion par rapport aux hommes, à l’univers public et au projet national auquel les femmes ne peuvent prendre part. C’est donc par le moyen de l’écriture, une écriture qui tend vers une communication intime avec Dieu (tant dans le fond que dans la forme), que Conan exprime ce point de vue discordant en regard du mouvement littéraire nationaliste dans lequel elle s’inscrit pourtant!

En ce sens, considérons Conan dans une perspective plus grande. Nous remonterons alors à Marie de l’Incarnation qui, à partir de sa vocation religieuse, écrit son exploration des profondeurs spirituelles. Conan marque un deuxième temps de la posture « vocationnelle » : elle s’y lance par le moyen de l’écriture.

Enfin, c’est lorsque le 20e siècle est bien entamé que l’on voit survenir de pleines vocations littéraires, détachées de toutes règles extérieures à la littérature elle-même, avec Anne Hébert et surtout Rina Lasnier. Toutes deux se penchent sur la quête intérieure, mais seule Lasnier s’attache à la foi chrétienne.

Voilà dans quelle lignée historique s’inscrit Laure Conan, une lignée inspirante dans sa soif de gouter au-delà des apparences.

Ouvrages cités :

Conan, Laure, J’ai tant de sujets de désespoir. Correspondance, 1878-1924, Recueillie et annotée par Jean-Noël Dion, Montréal, Les éditions Varia, coll. Documents et biographies, 2002, 480 p.

Conan, Laure, Jeanne Leber. L’adoratrice de Jésus-Hostie, Montréal, Librairie Beauchemin, 1910, 37 p.

Émilie Théorêt

Émilie Théorêt détient un doctorat en études littéraires. En historienne de la littérature, elle aime interroger les choix qui ont façonné et qui façonnent encore la société québécoise.