Didier Berthod (photo: Frédéric Moix).
Didier Berthod (photo: Frédéric Moix).

La véritable ascension du grimpeur anarchiste

Grimpeur suisse de renommée internationale, Didier Berthod a ouvert de nouvelles voies d’escalade : de l’Italie, à l’Australie, au Canada, en passant par les États-Unis, il a conquis les hauteurs et défié l’extrême. Mais fait intriguant, à la toute fin de son film First Acent, on l’entend répéter : Dieu a eu pitié de moi. Récit d’un grimpeur dont la dégringolade lui a ouvert le chemin de la vraie ascension.         

Didier Berthod. Ce nom vous est inconnu? Allez faire un petit tour sur internet. On le retrouve à la une de magazines spécialisés et dans plusieurs films.

Le parcours « vertical » de Didier commence quand il a 14 ans.

Il vit alors à Sion, au cœur des Alpes suisses valaisanes. Épris pour les grandeurs, il dévore les magazines d’escalade et comme tout adolescent de son âge, se trouve ses modèles : « des grimpeurs qui partent à l’aventure à l’autre bout du monde ». De quoi le faire rêver. Mais il ignore qu’un jour, lui aussi, le deviendra pour bien d’autres. 

Il connaitra d’ailleurs une ascension fulgurante.

À 21 ans, il a déjà atteint des records inégalés. Il réussit la fissure Greenspit (8 b+) en Italie, considérée comme l’une des plus difficiles au monde. Peu de temps après, il réalise l’ascension d’une fissure à Indian Creek, aux États-Unis.Cumulant les succès, il se hisse vers les plus hauts sommets.

Agripper le sens

Didier glisse sur la paroi rocheuse, suspendu entre ciel et terre. Il enchaine les prises, tente de gravir une fissure que personne n’a encore réussie, la Cobra Crack. Mais son but n’est pas tant la gloire de l’exploit.

Au fond, c’est surtout sa quête d’absolu qui le guide, sa soif de vivre intensément.

Didier Berthod (photo: Frédéric Moix).

« J’ai tout de suite été très passionné, j’ai voulu en faire ma vie. Mais je ne voulais pas faire de l’argent avec l’escalade, car je voyais cela comme quelque chose d’un peu anarchique. Je voulais quitter cette société de surconsommation pour vivre quelque chose de parallèle à la société. »

Vivre. Il s’y accroche par le moyen de l’escalade. 

« Avec l’escalade, j’avais une grande démarche existentielle. Quand je l’ai découvert à 14 ans, j’avais vraiment l’impression d’avoir découvert le sens de la vie. Je me sentais comme un vivant qui voyageait, qui rencontrait des paysages, des personnes. Je réalisais un idéal. Je voulais vivre quelque chose de fort. »

Je faisais de l’escalade de la fissure une démarche éthique, très exigeante, avec une dimension d’aventure, de risque.

Marginal parmi les marginaux, Didier débusque non seulement de nouvelles voies, mais il détonne aussi dans son attitude devant l’escalade. Issu de la mince horde des grimpeurs « existentiels » et « anarchistes », il parle même d’éthique de l’escalade.

« Je faisais de l’escalade de la fissure une démarche éthique : une escalade très exigeante avec une dimension d’aventure, de risque, pour aller dans des lieux qui ne sont pas protégés, aseptisés. J’étais un peu comme un philosophe grimpeur et en plus chrétien. Je partageais cette éthique plutôt en tant que meneur.

« J’ai tissé peu d’amitiés avec d’autres parce qu’il y avait chez eux peut-être moins cette dimension philosophique et peut-être même déjà chrétienne, qui cherche quelque chose de grand et se refuse à faire certaines choses, parce que j’avais tout de même une vie morale plus ou moins modelée par l’Église. »

Sur la cime

Rendu au sommet, impossible de monter plus haut. Comme tout athlète professionnel, Didier Berthod est, de dépassement en dépassement, parvenu à l’apex de son parcours.

« J’avais pris conscience qu’avec l’escalade, je n’allais pas atteindre mon but. J’avais atteint des limites physiques; j’avais été aux divers endroits dont j’avais rêvé; tous les modèles que je voyais dans des magazines, je les avais rencontrés et en étais déçu; j’étais moi-même devenu un modèle d’une certaine manière et je me suis rendu compte qu’il n’était pas juste d’en être un, alors même que je cherchais à être quelqu’un en suivant d’autres modèles. »

Photo: Frédéric Moix.
Didier Berthod (photo: Frédéric Moix)

Didier le constate : le sportif veut toujours progresser en se fixant de nouveaux buts, en passant de rêve en rêve.

« Quand tu ne progresses plus, quand tu vois que c’est devenu fade, alors tu perds la saveur et tu n’as plus envie de continuer sur cette voie. Donc à 23 ans, j’étais arrivé à cela. »

Dégringolade

« J’ai vécu comme quelqu’un qui cherche la lumière » me confie Didier. Bien qu’il ait fait de l’escalade son Graal, Didier mène déjà parallèlement une vie chrétienne, à l’envers et contre tous.

Sa mère, très pieuse, l’éduque chrétiennement. Il ne cesse de participer à la messe les dimanches, même lors de ses voyages. Ce qui lui a fait dire à Jésus lorsqu’il avait 13 ans : « si un jour tu as besoin de moi, je serai là. »

Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd…

« Ma vocation et ma place aujourd’hui dans l’Église, ça remonte à toute une longue histoire d’amitié qui a été plus ou moins fidèle, mais qui était là. J’ai providentiellement lu un livre sur saint François d’Assise quand j’avais 17 ans qui m’a beaucoup marqué. J’avais aussi beaucoup de questions par rapport au suicide, car c’était une réalité qui était mystérieusement très présente dans ma vie et mon entourage ».

Didier tombe alors sur une annonce dans le journal annonçant la venue d’une nouvelle école catholique en Suisse, du nom de Philanthropos. Une école parfaite pour mieux approfondir sa foi, répondre à ses questions et dans le cas de Didier, passer à autre chose que l’escalade.

Mais il faut savoir que Didier est en plein sevrage.

« On n’en sort pas indemne de cette vie physique. Intense quoi! C’est de l’ordre de la drogue. En même temps, notre cœur est fait pour quelque chose de cet ordre-là. Ce n’est pas à condamner, car il serait faux de ne pas vouloir vivre une vie intense, profonde… Et même si on se trompe ˗ parce qu’en l’occurrence, j’ai pu vouloir vivre cette vie à travers l’activité sportive ˗ il ne faut pas condamner, car on risquerait de couper ce qu’il y a de bon à travers. »

S’il ne le regrette pas pour autant, il demeure vrai que la pente est difficile à remonter.

« Tout était fade à côté. Même si j’avais le désir de passer à autre chose, je ne savais pas à quoi. C’est la raison pour laquelle à 23 ans, je suis retourné dans l’escalade pour faire des projets de films et de photos. Et je n’ai pas fait Philanthropos. »

Le mur 

« Je voulais passer à autre chose parce que l’escalade ne me comblait plus, mais ayant refusé, j’ai continué dans l’escalade d’une manière qui n’était plus moi. Je n’avais plus la flamme et j’ai, par la même occasion, laissé ma vie morale de côté. Je ne donnais plus le meilleur de moi-même et j’ai quitté mes idéaux.»

Quand j’ai eu ce grand moment difficile, ça a été pour moi une sorte d’accident de parcours qui s’est toutefois avéré salutaire.

Même si Dieu lui avait montré de passer à autre chose, il s’obstine dans la voie contraire. Il avait bien conscience qu’il trahissait d’une certaine manière son amitié avec Dieu.

« Et là, j’ai eu une expérience très malheureuse avec une femme qui a tout fait chavirer. Quand j’ai eu ce grand moment difficile, ça a été pour moi une mise en lumière, une sorte d’accident de parcours qui s’est toutefois avéré salutaire.

« Dans ma vie en général, je me disais que je m’en sortais par moi-même et que c’était bon comme ça. Mais quand il y a eu ce gros clash, j’ai pris conscience que c’était la catastrophe et que je ne m’en sortais pas du tout. C’était vraiment humiliant et très difficile. »

Cette fois-ci Didier avait rencontré un mur, une paroi plus abrupte que toutes les autres…

La fissure

« C’est dans ces moments difficiles où j’ai découvert que j’étais moins grand, moins beau, où que j’ai voulu montrer aux autres que mon mur n’était pas fissuré, alors qu’il était pourri, que j’ai accepté de prendre acte qu’il y avait une fissure dans mon cœur. Ça a été pour moi le début de tout ce que je vis maintenant. Et grâce à cette fissure, j’ai donné une prise à Dieu qui a commencé à entrer dans mon cœur par cette faille. »

Tout cela arrive juste avant le carême. Le soir du mercredi des Cendres, Didier se rend à l’Église. Il le fait avec un cœur désirant retrouver la paix. Quand le prêtre le signe de cendres, il ne se contente pas de la simple formule classique, mais dit son prénom : « Didier, convertis-toi et crois à l’Évangile. » Ce qui le touche profondément.

« C’est la première fois que j’ai vraiment dit oui. J’ai vraiment pris conscience que je devais me convertir et vraiment croire à l’évangile, maintenant. J’avais toujours dit à l’Église et à l’évangile, comme je disais à ma maman : ouais, ouais. Mais je n’avais jamais dit oui.

Photo: reproduite avec l'aimable autorisation de Didier Berthod.
Photo: reproduite avec l’aimable autorisation de Didier Berthod.

« Pourquoi? Parce que je m’en sortais encore par moi-même.

Parce qu’avec l’escalade, je m’en sortais, j’avais trouvé un truc moi, j’avais trouvé un sens à ma vie. Je n’avais pas besoin d’un sauveur. »

Puis Didier entre plus que jamais dans le carême dans un esprit de pénitence. Une période si éprouvante qu’il supplie Dieu de lui venir au moins en aide pour Pâques, jour de la Résurrection.

Coup de soleil

« Au fait, à Pâques, rien ne s’est passé. Peu de temps après, je suis reparti pour le Canada, car je revenais tourner un film. J’étais dans un état assez déplorable, j’étais très nerveux et physiquement je n’étais pas en forme. »

Puis arrive le pire. Son genou lâche. Il pense devoir retourner en Suisse pour se faire opérer.

Puis arrive le pire. Son genou lâche. Il est dans sa tente, il est 10 heures du soir. Il pense devoir retourner en Suisse pour se faire opérer. Puis arrive le meilleur.

« Avant de me coucher, je vis une expérience de Dieu très particulière, encore à la base de ma vie actuelle : une expérience d’illumination. À travers toute ma vie, mon expérience et mes questions, tout s’unifiait; c’est comme si quelqu’un venait mettre les pièces d’un puzzle comme il faut.

« C’était vraiment Dieu, sa miséricorde, mon orgueil, toute ma démarche fausse, la révélation de mon péché, mais aussi la révélation de sa miséricorde. Je n’avais qu’un mot à la bouche et c’était :  »Dieu a eu pitié de moi. » »

Aux yeux de ses amis, il est clair que Didier vient de « péter un câble ».

Le lendemain, il téléphone au prêtre Nicolas Buttet qui l’avait accompagné durant toute sa démarche. Didier lui raconte. Nicolas lui demande :

« Tiens c’est étonnant, sais-tu quel jour on est? »

C’était le jour de la Pentecôte et Didier l’ignorait. Il n’avait certes pas reçu de signe à Pâques, mais avait reçu l’intelligence du mystère à la suite des apôtres le jour de la Pentecôte.

La voie de l’âme1

« Puis, à 24 ans et demi, à la suite de cette expérience de l’Esprit saint et de mon péché, je n’ai plus fait d’escalade et j’ai commencé à vivre en chrétien.

« Je suis directement rentré en Suisse et me suis fait opérer. Je voulais passer ma convalescence non pas à la maison, mais à la Fraternité Eucharistein, pour approfondir ma foi. Je suis resté une année.

« Quand je me suis converti le jour de la Pentecôte, pour moi c’était clair que j’allais être consacré à partir de ce jour-là pour la cause de l’évangile. C’était dans mon caractère. D’un côté, j’étais déjà consacré, mais j’étais déjà consacré pour l’escalade. Je m’étais trompé de consécration, j’étais fait pour me consacrer à quelqu’un. »

Didier constate deux christianismes. Le christianisme d’avant la trahison de Pierre et celui d’après. Sa conversion marque la rupture entre les deux.

« Ce que ne comprend pas saint Pierre est que ce n’est pas Jésus qui a besoin de lui, mais c’est saint Pierre qui a besoin de Jésus. Moi je disais ça à 13 ans; c’était quand même un désir sincère, mais ce que je n’avais pas compris, c’était plutôt que Jésus me disait :  »Non, Didier si toi un jour t’as besoin de moi, moi je serai là. » »

Lâcher la prise

J’ai demandé à Didier si l’escalade avait été pour lui une sorte d’idole. À mon étonnement, il m’a répondu que non. 

« L’idole c’était moi. D’un côté si tu veux, j’avais une gloire personnelle, un orgueil même si d’un autre côté, il y avait vraiment cette démarche saine de vivre quelque chose de grand, d’y trouver des modèles pour les suivre; d’ailleurs avec le Christ je fais pareil. 

« Je croyais découvrir mon identité en imitant ces modèles que je voyais dans les magazines d’escalade.

« Si le Christ n’était pas venu, je ne mènerais pas cette vie-là aujourd’hui parce que je n’aurais pas eu de modèle qui me montre que c’est possible. Oui, j’avais beaucoup d’amour propre, mais en même temps, j’étais quelqu’un qui n’avait pas d’identité, qui en cherchait une et qui croyait la découvrir à travers le fait d’imiter ces modèles que je voyais dans les magazines. »

J’ai aussi cherché à savoir si l’entrainement dans sa vie d’athlète l’avait en quelque sorte préparé à mener le combat spirituel. J’ai également été étonnée de sa réponse :

« C’est vrai que j’avais pendant un temps une théorie selon laquelle j’ai appris la confiance, j’ai appris à me dépasser. Ce que j’ai appris me sert encore aujourd’hui pour la vie spirituelle, mais c’est très grossier. La vie spirituelle, je me rends compte que ça nécessite plus quelque chose de l’ordre d’être dans les bras du père qui nous aime et qui veut qu’on lui fasse confiance, qu’on lui laisse notre vie et qu’on ne se regarde plus.

« Dans un sens moi, avec mon passé de grimpeur, j’ai maitrisé de manière aigüe mon existence. Quand je grimpais, je voulais accéder au sommet, il y avait toute une possession de moi-même, de mes facultés, de mes moyens. J’ai eu aussi tout un travail de lâcher-prise à faire… et du coup, mon passé d’escalade n’aide pas.»

*

Au moment d’écrire ces lignes, Didier Berthod était frère dans la Fraternité Euchartistein et se préparait à être ordonné prêtre. Il est aujourd’hui prêtre dans cette fraternité. Considéré comme modèle de dépassement pour plusieurs, il vient confondre ce qui aux yeux du monde est digne d’éloges.

Il devient surtout un modèle d’humilité parce qu’il s’en remet à son seul vrai modèle, Dieu le Père.


Sarah-Christine Bourihane

Sarah-Christine Bourihane figure parmi les plus anciennes collaboratrices du Verbe médias ! Elle est formée en théologie, en philosophie et en journalisme. En 2024, elle remporte le prix international Père-Jacques-Hamel pour son travail en faveur de la paix et du dialogue.