Tolkien technologie

Honorer la création avec J. R. R. Tolkien

À une époque où l’on doit se lancer des défis pour décrocher de ses écrans durant quelques jours, il est difficile d’imaginer le monde préindustriel. Même lorsque nous nous évadons en plein air, nos cerveaux demeurent gorgés d’images virtuelles. Or, non satisfaite d’avoir ainsi cloitré notre imagination, l’industrialisation se drape de la bannière du progrès. On nous fait valoir qu’à l’industrie, on ne peut opposer qu’une misère rétrograde où la faim et la maladie affligent les masses : les peuples qui tardent à s’industrialiser sont dominés par ceux qui s’y empressent. Il n’y a pas de solution de rechange.

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Imprégné d’une foi catholique qui lui inculque une certaine déférence à l’égard de l’ordre naturel, J. R. R. Tolkien est spontanément dégouté par les usines qui défigurent les paysages de sa campagne anglaise. Après l’expérience des tranchées durant la Première Guerre mondiale, l’horreur s’ajoute au dégout. Dans l’expérience de Tolkien, la technologie industrielle est d’abord et avant tout un outil de destruction.

L’idéal de Tolkien ne consiste pourtant pas à dévaloriser la connaissance et la prospérité associées à la technologie. Dans l’univers mythique dont il est le créateur, les elfes représentent en quelque sorte l’humanité avant la chute. Leur société n’est pas primitive, vulnérable aux éléments ou composée de villages isolés. Au contraire, les elfes forment des civilisations grandioses où fleurissent la science et le commerce.

Il est vain de poser un interdit – « il ne faut pas détruire la nature » – alors que notre désir de puissance et de consommation est au fond plus fort que notre souci de préservation de la nature.

L’œuvre de Tolkien dépeint négativement la technologie industrielle. Les chefs qui la dirigent sont malveillants. Les ouvriers qui la déploient, aliénés. Saroumane et les orques illustrent ainsi la misère du monde industrialisé.

Si le souci de Tolkien pour l’environnement naturel est frappant, son propos ne correspond pas au discours écologiste auquel nous sommes habitués. Déplorant la destruction causée par l’industrie, il ne propose pas d’interdiction particulière. Par la mise en scène des puissantes civilisations elfiques, il montre le meilleur profil de l’empire qu’exerce l’humanité sur la nature.

Le récit de Tolkien ne permet pas de cerner une frontière précise limitant le pouvoir des humains sur la nature. Sa mise en garde concerne les intentions davantage que les effets. Il est vain de poser un interdit – « il ne faut pas détruire la nature » – alors que notre désir de puissance et de consommation est au fond plus fort que notre souci de préservation de la nature.

C’est ici que la mythologie de Tolkien devient théologique. Le pouvoir des elfes s’harmonise avec la nature parce que ceux-ci veulent honorer la Création en la perfectionnant, à la gloire du Créateur. À l’inverse, le pouvoir des orques saccage la nature, parce que ceux-là utilisent la Création comme un outil pour forger une gloire opposée au Créateur. Ce qui les distingue, ce n’est pas le respect ou la transgression d’une règle, mais le désir de servir ou de dominer.

La tragédie de notre expérience est que le désir des humains ressemble trop souvent à celui des orques. La mythologie de Tolkien nous permet d’imaginer avec clarté une inclination meilleure : celle des elfes.

Sylvain Aubé

Sylvain Aubé est fasciné par l’histoire humaine. Il aspire à éclairer notre regard en explorant les questions politiques et philosophiques. Avocat pratiquant le droit de la famille, son travail l’amène à côtoyer et à comprendre les épreuves qui affligent les familles d’aujourd’hui.