Illustration : Marie-Hélène Bochud

Henri Grenier : le thomisme pas pour les nuls

Texte écrit par Louis Brunet

Écrire sur Henri Grenier n’avait pour moi rien d’évident. D’excellents professeurs m’ont initié à la philosophie de saint Thomas, mais ils avaient en horreur les manuels; mieux valait aller directement à la source ! La perspective de faire revivre un épisode méconnu de notre histoire, celui où les séminaristes et les garçons qui fréquentaient les collèges classiques apprenaient la philosophie à l’aide de manuels thomistes, est venue à bout de mes réticences. J’ai donc cherché à mieux connaitre l’auteur du plus fameux de ces manuels, ce qui m’a amené à fouiller dans le Grenier…

Inspirés par les mages, aidez-nous par un présent à rejoindre tous les chercheurs de sens.

En 1899, L’Anse-aux-Gascons, village gaspésien immortalisé en peinture par Marc-Aurèle Fortin (1942), voit naitre un futur prêtre qui allait devenir une figure marquante dans l’enseignement de la philosophie thomiste. Ordonné en 1924 à Gaspé, il passe ensuite cinq ans de sa vie à Rome : un premier séjour de deux ans pour étudier la philosophie à l’Angelicum; un deuxième, de 1927 à 1930, pour étudier la théologie en cette même université, et pour apprendre le droit canon à l’Université pontificale du Latran.

À partir des années 1930, on le retrouve triplement docteur à Québec, où il enseigne au Grand Séminaire jusqu’en 1947. Il fera aussi partie du corps enseignant de la Faculté de philosophie de l’Université Laval. Ses compétences de canoniste lui permettront d’organiser à Québec le Tribunal régional pour les causes matrimoniales. Sa nomination comme pronotaire apostolique, en 1959, lui vaudra le titre de monseigneur. À part trois contributions à la revue Le Canada français, son œuvre écrite se limite à son Cursus Philosophiae et au remaniement qu’il en a fait pour sa version française.

Enseignement de la philosophie dans le Québec d’antan

Obéissante aux directives philosophiques romaines émanant de l’encyclique Aeterni Patris de Léon XIII (1879), l’Église accomplit au Québec sa mission éducative avec la ferme intention de « protéger religieusement les vérités divinement révélées et de résister à l’audace de ceux qui les attaquent » (Aeterni Patris, paragr. 12), à l’aide notamment des sciences philosophiques, « boulevard de la foi » et « ferme rempart de la religion ».

L’historien Yvan Lamonde résume en une formule lapidaire l’effet concret des directives romaines : « Les collèges se mettront à saint Thomas, les professeurs iront à Rome » (Lamonde, 1980). Dans les collèges et les séminaires, un manuel unique constitue l’instrument privilégié de transmission d’une philosophie compatible avec la foi. Son influence est telle que la Faculté des arts de l’Université Laval, responsable du programme de philosophie, structure sa liste de cours en fonction du contenu du manuel alors en vigueur (Lamonde, 1980).

La parution du Cursus Philosophiae (1937-1938), un manuel de philosophie thomiste en trois tomes, s’inscrit dans ce contexte. Rédigé par obéissance pour donner suite à une demande de l’autorité ecclésiale, l’ouvrage de l’abbé Grenier sera largement utilisé dans les séminaires catholiques et dans plusieurs collèges classiques jusque dans les années 1950. Ses 1102 pages couvrent toutes les parties de la philosophie thomiste.

À coup de définitions, de divisions et de syllogismes en bonne et due forme, le Cursus Philosophiae tente d’inculquer les notions essentielles de la logique, de la philosophie naturelle, de la métaphysique et de la morale. Toute l’élaboration de ces notions sous forme de thèses argumentées repose sur une consultation attentive des œuvres d’Aristote, de saint Thomas d’Aquin et de quelques grands commentateurs scolastiques. En 1940 et 1942, Grenier publie une version française réduite à deux tomes, sous le titre Cours de philosophie. En 1949 parait à Charlottetown une traduction anglaise des trois tomes de l’original latin.

La réception du Grenier

Le chanoine Arthur Robert, alors doyen de la Faculté de philosophie de l’Université Laval, estime méritée l’appréciation flatteuse réservée au manuel : « Le nouveau manuel marque un véritable progrès dans le domaine philosophique chez nous » (Robert, 1939). Après vingt ans d’utilisation des Elementa Philosophiae Christianae de l’abbé Stanislas Lortie dans les séminaires et les collèges classiques, «les besoins nouveaux réclamaient un nouveau manuel». Adopté par toutes les maisons affiliées à Laval et par un grand nombre de celles affiliées à Montréal, il vaut à son auteur des lettres de professeurs exprimant leur grande satisfaction de voir leur lourde tâche facilitée par un tel ouvrage.

De leur côté, les autorités ecclésiales savent toute l’importance de la philosophie dans la formation des futurs prêtres et des laïcs chrétiens. Dans une lettre adressée à l’auteur de notre manuel, le cardinal Villeneuve pousse l’enthousiasme jusqu’à formuler une béatitude : « Heureux les esprits qui, même parmi les laïcs, pourront être formés à une discipline de pensée aussi forte et aussi féconde » (cité dans Grenier, 1953).

« Indubitablement, monseigneur Henri Grenier a fait rayonner, grâce au fort appui institutionnel accordé à son manuel, une grande sagesse, inspirée d’une philosophie capable de bien servir la foi chrétienne. »

Sur le terrain, toutefois, les esprits ne goutent pas tous au bonheur. Au cœur des années quarante, des esprits avant-gardistes se rebiffent. L’écrivain et critique littéraire Jean Éthier-Blais, sympathisant du Refus global, se souvient du dégout que lui a inspiré l’enseignement philosophique qu’il a reçu au seuil de sa vie adulte : « Nous devions nous contenter de l’insipidité de Grenier. La méthode d’approche ressemblait plus à un conditionnement militaire qu’à un approfondissement métaphysique. Nous apprenions par cœur syllogismes et explications, qui étaient à la fois tarabiscotés et simplistes » (Blais, 1992).

À l’université, les formateurs des maitres de philosophie savent très bien que «savoir son manuel» ne constitue pas un gage assuré de fécondité intellectuelle : « Et l’on ne dira plus après cela, avec un ancien ⎼ un peu trop pessimiste, avouons-le ⎼, que l’enseignement de la philosophie chez nous consiste à faire apprendre par cœur des formules sans les comprendre, comme des règles de grammaire, qu’on n’est pas capable d’appliquer… Exagération, sans doute, mais exagération tant que vous voudrez, exagération qui est passablement vraie! » (Robert, 1938).

Forme scolaire et pédagogie

Scolariser une philosophie sans la déformer et sans en trahir l’esprit représente tout un défi. Par la rédaction de son manuel, pour contribuer à la formation de ceux qui veulent apprendre et assimiler la philosophie thomiste, Grenier croit nécessaire de donner à l’exposé de ses thèses une « forme scolaire » qui sacrifie la fluidité du texte et l’agrément de lecture au profit d’un soulignement à gros traits de toutes les articulations, par une « disposition technique » des éléments (définition, thèse, majeure et mineure des syllogismes, etc.) : « Nous avons de plus, autant que notre but le permettait, gardé, dans l’exposé de nos thèses, la forme scolaire que nous ont livrée les Anciens. Cette disposition technique désappointera peut-être certaines personnes qui auront la curiosité de lire notre manuel. Elle est cependant nécessaire à la formation de ceux qui veulent apprendre et assimiler la philosophie thomiste » (Grenier, 1953).

Malgré la perte d’agrément de lecture, une telle mise en évidence de l’armature logique d’un discours répond sans doute à une certaine nécessité pédagogique. Toutefois, le recours insuffisant à d’autres instruments facilitant l’apprentissage, tels que les exemples, les comparaisons et les opposés, fait courir le risque d’une faible compréhension du difficile contenu proposé.

Un fruit substantiel sous une dure écorce

Néanmoins, des esprits capables de surmonter ces carences pédagogiques pourront trouver dans le Grenier des solutions raisonnables aux problèmes philosophiques soulevés. Comme le prédisait le cardinal Villeneuve, « ceux qui en briseront l’écorce y découvriront un fruit substantiel et sain » (cité dans Grenier, 1953). C’est sans doute ce qui a mis en appétit certains catholiques américains, qui ont réédité Thomistic Philosophy. Le prêtre John Tveit, éditeur du site Internet The Josias, cherche à articuler une proposition politique authentiquement catholique.

Lui et ses collaborateurs intégralistes (voir Boivin, 2022) ont reproduit plusieurs extraits du manuel de Grenier. Ils s’intéressent aux thèses qu’il défend sur de nombreux sujets de morale sociale et de philosophie politique: la société internationale, la dignité de la politique, la finalité de l’État, la relation de la personne et de la famille avec la société civile, l’autorité, la résistance à la tyrannie, etc.; ces esprits conservateurs apprécient par-dessus tout ses attaques contre le personnalisme, le libéralisme et le modernisme.

Pour donner une petite idée de ces thèses, glanons quelques enseignements recueillis dans le champ de la morale sociale.

Contre le personnalisme

La question des rapports de l’individu à la société fait l’objet de grands débats entre penseurs thomistes. Avant même que son collègue Charles De Koninck n’ait publié De la primauté du bien commun (1943), Grenier discerne une entorse au bien commun dans la tentative de subordonner la société au bien de l’individu, au nom d’une distinction factice entre individu et personne. Par de solides arguments empruntés à saint Thomas et qu’il serait trop long de rapporter ici, il établit les conclusions suivantes:

1) La personne singulière et la famille ont, selon l’ordre de la nature, des fins propres et distinctes du bien commun, qui est la fin de la société civile (voir Grenier, 1955).

2) Les fins propres de la personne singulière et de la famille sont ordonnées au bien commun, fin de la société civile (voir Grenier, 1955).

Ce qui ne veut pas dire, précise-t-il, que l’État soit la source de tous les droits.

Pour la démocratie

En ces temps où les démocraties occidentales apparaissent souvent fragilisées ou menacées, le Cours de philosophie souligne avec à-propos les conditions d’une vie démocratique réussie : « Le suffrage est un droit politique […] dont l’exercice peut apporter beaucoup d’avantages à la société civile, si le peuple a un grand souci de l’honnêteté et du bien commun; droit dont l’exercice peut être au désavantage de la société civile, lorsque le peuple est corrompu ou n’a pas l’éducation civique » (Grenier, 1955).

Socialisme ou capitalisme?

Aux électeurs confrontés aux conflits politiques qui opposent la droite et la gauche, les tenants du capitalisme et ceux du socialisme, Grenier offre un discernement utile. Il met en garde contre le socialisme, qui « recommande l’emploi d’une contrainte manifestement excessive, tout en accordant une licence non moins fausse » (Grenier, 1955). Il juge inacceptable que « les biens les plus élevés de l’homme, sans excepter la liberté, [soient] subordonnés et même sacrifiés aux exigences de la production socialisée » (Grenier, 1955). De l’autre côté, il invite à reconnaitre le caractère condamnable des abus du capitalisme – entre autres « le mépris de l’aspect social propre à l’activité économique, et des exigences du bien commun » (Grenier, 1955) –, tout en soulignant que « le capitalisme est, en lui-même, un régime honnête » (Grenier, 1955), puisqu’il n’y a rien de mauvais en soi dans les éléments de base qui le définissent.

Toute une gageüre

Indubitablement, monseigneur Henri Grenier a fait rayonner, grâce au fort appui institutionnel accordé à son manuel, une grande sagesse, inspirée d’une philosophie capable de bien servir la foi chrétienne. Sans doute aussi, à son corps défendant, a-t-il contribué à faire détester cette philosophie. Somme toute se cristallisent dans le Grenier les grandeurs et les misères de l’enseignement de la philosophie dans le Québec catholique d’avant la Révolution tranquille. Faire gouter la substance de ce fruit de notre patrimoine philosophique en dépit de sa dure écorce représente, dans le Québec déchristianisé d’aujourd’hui, toute une gageüre !

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