Roseline Hamel Nacera Kermiche
Illustration : Marie-Pier LaRose/Le Verbe

D’un meurtre nait l’amitié : Roseline Hamel & Nacera Kermiche

Il y a des rencontres qui prennent au dépourvu. Roseline Hamel et Nacera Kermiche n’étaient pas destinées à se connaitre. L’une est la sœur de la victime d’un attentat sanglant. L’autre, la mère de l’un des coupables. Deux femmes, victimes du terrorisme chacune à sa manière, se rejoignent dans une souffrance sans nom. Le Verbe les a rencontrées.

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26 juillet 2016. Un autre attentat secoue la France alors que celui de Nice, survenu deux semaines plus tôt, hante toujours la conscience collective. En l’église Saint-Étienne-du-Rouvray (Normandie), deux jeunes terroristes passent à l’acte. Le père Jacques Hamel est égorgé en pleine messe. À genoux devant l’autel, il prononce ses dernières paroles : « Va-t’en, Satan! » reconnaissant la véritable origine d’un mal qui dépasse les deux jeunes hommes, envoutés par l’idéologie. L’un d’eux, Adel Kermiche, est abattu par les policiers le jour même.

De part et d’autre se trouvent deux femmes, dévastées et impuissantes devant la tragédie. La violence et la polarisation n’ont pourtant pas eu le dernier mot. C’est ce dont on fait l’expérience quand on rencontre, comme j’en ai eu le privilège, Roseline Hamel, la petite sœur du père Jacques, et Nacera Kermiche, la mère d’Adel.

Une douleur plus grande encore

Mme  Hamel fait défiler sur son téléphone des photos de sa rencontre avec le pape François, plus tôt en décembre, et de son passage sur les plateaux de la télévision italienne. Devenir une personnalité médiatique? Ça n’aurait jamais effleuré l’esprit de la mère au foyer, complexée de ne pas avoir accompli de hautes études comme son frère prêtre. Mais depuis la tragédie, la femme de 83 ans témoigne de son parcours de réconciliation avec beaucoup de grâce et une aisance qui la surprend toujours.

« Mme Kermiche a dû se demander comment rester debout, comment trouver un sens à sa vie. Je me suis posé cette question en rentrant chez moi, toute seule, dans le Nord, après les obsèques de mon frère. Je me suis demandé comment j’allais surmonter cette épreuve », partage d’emblée Roseline Hamel.

Est-ce qu’elle allait, à 76 ans, se laisser dépérir pour ne pas endurer plus longtemps un tel mal ? C’est la question qu’elle se pose sérieusement tous les jours, dans une ambivalence inconfortable, sachant bien qu’elle ne veut pas imposer un fardeau supplémentaire à ses enfants, eux aussi victimes. La question du sens cesse de la tarauder du moment qu’elle se la pose autrement : qui pourrait souffrir plus qu’elle?

« Il m’est venu l’idée de me mettre à la place de la maman de cet enfant qui s’était trompé de chemin. Si ça avait été moi, quelle aurait été ma douleur ? Je me suis dit que je devais aller la rencontrer, car sa douleur devait être plus grande que la mienne », confie Roseline, la voix tremblotante, devant cette mère qui la fixe, une larme au coin de l’œil.

Franchir le seuil

Un bon matin, le téléphone sonne chez Mme Kermiche. Malgré un esprit embrumé sous l’effet des somnifères, elle répond. À l’autre bout du fil se trouve Mme Hamel, qui tente spontanément un premier contact. Durant un an, les deux femmes s’apprivoiseront, les discussions s’allongeant de fois en fois, jusqu’à cet instant où Roseline Hamel se permet de lui proposer une visite en personne. « Ça fait longtemps que je vous attends », lui répond alors Mme Kermiche.

« Il m’est venu l’idée de me mettre à la place de la maman de cet enfant qui s’était trompé de chemin. Si ça avait été moi, quelle aurait été ma douleur? Je me suis dit que je devais aller la rencontrer, car sa douleur devait être plus grande que la mienne. » – Roseline Hamel

Accompagnée par Mgr Dominique Lebrun, évêque de Saint-Étienne au moment de l’attentat, Roseline Hamel se rend enfin sur place. Devant la maison de feu Adel Kermiche, où sa mère vit toujours, ils récitent ensemble un Je vous salue, Marie. Quand la porte s’ouvre, Mme Kermiche prononce un seul mot, doté du pouvoir de la dérober de cette chape de culpabilité qui l’écrase jour et nuit : « Pardon. »

« Je lui ai dit que je n’étais pas venue chercher un “pardon”, mais un chemin pour gérer notre douleur ensemble. Mme Kermiche était très émue et m’a prise dans ses bras. Ça a été un grand soulagement pour elle, un moment de force et d’énergie pour continuer. Elle avait préparé des petits gâteaux de son pays d’origine, l’Algérie, des petits gâteaux français et du café, mais je crois qu’on n’a rien grignoté. Elle nous a raconté son chemin de vie, nous n’avons pas dit mot pendant plus d’une heure », se souvient Mme Hamel.

Une autre personne

Mme Kermiche, jusqu’à présent silencieuse, a la gorge nouée quand elle entame le récit d’une famille qui s’est sentie laissée à elle-même, dans l’impuissance la plus complète, devant la radicalisation du petit dernier.

« Mon fils était devenu une autre personne, il avait d’autres idées. On a parlé avec lui, on a essayé de l’aider. Il nous disait qu’on ne faisait rien pour les enfants massacrés en Syrie, et lui, il voulait faire quelque chose pour eux. »

Il n’a pas 18 ans quand il tente de gagner la Syrie pour la première fois. Les policiers l’interceptent en Allemagne avant qu’il n’y arrive. Même s’il est placé sous contrôle judiciaire à son retour en France, ses parents se retrouvent sans moyen pour aider un enfant qu’ils ne reconnaissent plus. Deuxième tentative de fuite, seulement un mois et demi plus tard. Sa mère craint de ne plus jamais le revoir. Il est arrêté à l’aéroport d’Istanbul.

« [S]on bébé, la chair de [s]a chair », comme elle le décrit encore affectueusement, est placé en détention. « Au début, quand on lui rendait visite, on ne voyait pas de signe de radicalisation. Mais il en est venu à me raconter qu’il partageait des cellules avec des gars qui soit avaient déjà fait des attentats, soit étaient allés en Syrie. Mon jeune garçon était comme un agneau au milieu des loups. »

Sa mère tente de le faire sortir, va voir le maire, la police, demande au préfet de le mettre sous surveillance, fait tout pour qu’il ait un accompagnement à sa sortie de prison. « À sa sortie, il n’y avait plus rien. Ils m’ont laissé me débrouiller toute seule. Il y avait seulement son contrôle judiciaire – une visite toutes les deux semaines pour parler avec Adel –, mais pas d’action qui venait renforcer ce contrôle. Après, il est arrivé ce drame atroce. »

Balayer la honte

Les évènements remontent douloureusement, mais Mme Kermiche parvient à nommer l’angoisse liée à cet instant où tout a basculé. Le même sentiment qui la poursuit parfois sur les trottoirs quand on la pointe du doigt ou quand on mentionne son nom.

« Retourner travailler […] ? Allait-on accepter que la mère d’un terroriste donne des cours à des enfants ? Mais quand Roseline m’a contactée, ça m’a enlevé ce poids de culpabilité.
Elle m’a permis de me mettre debout. » – Nacera Kermiche

À ma propre surprise, alors que je lui demande comment on surmonte pareille épreuve, j’éclate en pleurs. Que cette femme se tienne si dignement touche droit au cœur. Une force l’habite. Roseline y est pour quelque chose.

« Quand c’est arrivé, pour moi, la vie, elle était terminée. Je me disais que notre famille allait être lynchée. J’étais celle qui avait élevé un terroriste, et parce que mon fils était décédé, c’était moi la coupable. Retourner travailler, face à mes élèves, face à mes collègues ? Allait-on accepter que la mère d’un terroriste donne des cours à des enfants ? Mais quand Roseline m’a contactée, ça m’a enlevé ce poids de culpabilité. Elle m’a permis de me mettre debout. »

Une personne de plus dans la famille

« Petit à petit, je me suis rendu compte qu’il y avait des personnes qui étaient là, qui ne nous lâchaient pas, qui nous soutenaient malgré tout. Ils ont bien vu que nous n’étions pas des terroristes. Et j’ai récupéré une grand-mère, une personne de plus dans ma famille », confie Mme Kermiche en jetant un regard plein de considération vers Roseline Hamel.

« Quelles que soient notre confession ou la foi que l’on a, quand on est au plus bas, je pense que c’est là que Dieu intervient. On aimerait bien que Dieu intervienne avant, cela dit [rires]. Quand on n’a pas la foi, on peine à se relever d’une telle souffrance », soutient Mme Hamel.

Son relèvement, elle en témoigne non seulement dans les médias, mais aussi dans les églises, souvent bondées. Le récit de Roseline Hamel, qui part à la rencontre de la mère de l’un des assassins de son frère, touche certainement, mais dérange aussi.

« Quand je témoigne, il y a toujours une personne qui me rappelle : “Vous savez, madame, qu’on ne vit pas dans un monde de bisounours.” Dans ma paroisse, au tout début, les gens ne comprenaient pas que j’aie pu aller voir Mme Kermiche. À un moment, une dame me demande : “Comment avez-vous pu aller vers cette famille qui a fait tant de mal à notre prêtre?”»

Dans un mouvement de recul, la femme hésite, s’étonne de la question. Puis la réponse lui monte droit au cœur. Elle la donne avec assurance : « C’est parce qu’elle le mérite. »

Sarah-Christine Bourihane

Sarah-Christine Bourihane figure parmi les plus anciennes collaboratrices du Verbe médias ! Elle est formée en théologie, en philosophie et en journalisme. En 2024, elle remporte le prix international Père-Jacques-Hamel pour son travail en faveur de la paix et du dialogue.