En Afrique, les personnes souffrant de troubles mentaux sont « les oubliés des oubliés ». Parfois littéralement enchainés durant des années par leurs parents, ils sont relégués au rang de sous-homme. Grégoire Ahongbonon, cet ancien réparateur de pneus né en 1952 au Bénin, consacre sa vie à leur rendre à la fois la liberté et la dignité. Le Verbe s’est entretenu avec lui lors de son récent passage au Québec.
« C’est une honte pour l’humanité ! Une honte ! »
Grégoire Ahongbonon lance ce cri du cœur tout en me montrant des photographies à peine supportables d’hommes et de femmes enchainés à des troncs d’arbres. Ces photographies ont été prises dans les villages des captifs. Parfois même à proximité de leur maison familiale.
« Je dis toujours que je ne condamne pas leurs parents. Ce n’est pas leur faute. Ils ne savent pas quoi faire », précise-t-il.
Le béninois souligne que les raisons expliquant ce drame sont nombreuses et complexes. « D’abord, le malade est vu comme quelqu’un qui est possédé, ensorcelé. Il représente une honte pour la famille. Une honte pour tout le monde. »
Pas d’hôpitaux psychiatriques
Ensuite, les hôpitaux psychiatriques se font très rares.
« Au Tchad, par exemple, un pays qui compte plus de 16 millions d’habitants, il n’y a aucun psychiatre. La Côte d’Ivoire compte deux hôpitaux psychiatriques pour plus de 25 millions d’habitants. De plus, les soins sont très chers. Alors on enchaine [les malades] et on les nourrit comme des chiens ! »
Cette absence presque totale de soins adaptés pour les personnes vivant avec un trouble de santé mentale favorise l’éclosion de pseudothérapies pratiquées par les sectes. « Elles les considèrent comme des possédés. Les familles espérant voir guérir leurs proches les laissent entre leurs mains. Le traitement consiste à les enchainer au nom de Dieu ! On utilise le nom de Jésus-Christ pour les torturer ! On les enchaine et on les prive de nourriture et d’eau durant des jours. »
Si Grégoire Ahongbonon est si prompt à pardonner aux familles, c’est qu’il a lui-même longtemps partagé les préjugés de la population. Jusqu’au jour où il croise un homme complètement nu sur le trottoir alors qu’il est en voiture. « Lorsque je me suis arrêté sur le bord de la route et que je l’ai regardé, je me suis dit : “C’est Jésus que je regarde. C’est Jésus qui souffre à travers ce malade.” »
Il prend alors la décision, avec les autres membres de l’Association Saint-Camille, fondée quelques années auparavant, d’apporter de la nourriture aux enchainés et à ceux qui errent dans les rues. Jusqu’alors, le petit groupe de laïcs visitait les malades et priait pour eux.
Puis un jour, constatant les piètres résultats de certaines thérapies psychiatriques, Grégoire décide d’accueillir ces malheureux au sein de centres encore à construire. C’est en 1992 que le premier dispensaire s’ouvre dans l’ancienne buvette d’un hôpital. C’était « une pièce unique d’une soixantaine de mètres carrés », comme le souligne le psychiatre Benoit Des Roches dans son récent livre Le regard qui libère.
Appuyés par la Providence
À même cet espace exigu, on installe une chapelle. Il faut dire que la foi est très importante dans l’histoire de l’Association Saint-Camille.
« La foi est capitale. D’ailleurs, c’est cette foi qui me pousse parce que nous n’avons pas de budget. Nous vivons de la Providence. Certaines journées, nous ne savons pas ce que les malades vont manger. Il y a des jours où je ne sais pas où je vais trouver des médicaments. Mais je n’ai jamais perdu le courage. J’ai cette foi qui me pousse à aller chercher [les malades] même s’il n’y a plus rien à manger. »
Malgré tout, Grégoire Ahongbonon insiste : « Nous assistons à de véritables résurrections, à des miracles ! Nous voyons des hommes et des femmes qui deviennent libres. Qui deviennent les mains et les pieds de Jésus pour voler au secours des autres. »
En 2003, il fonde la Fraternité Saint-Camille « Oasis d’amour ». Elle regroupe des personnes qui se consacrent entièrement aux malades souffrant de troubles mentaux. « Nous espérons que certains membres entrent au Séminaire pour devenir prêtres. Il y a des personnes qui ont été malades et qui aujourd’hui ont été consacrées. »
Dans les centres de l’Association, les pensionnaires travaillent. « Nous leur faisons confiance. En Occident, vous avez les meilleurs médicaments. Mais il manque l’essentiel : la foi et la confiance. »
L’Association Saint-Camille compte sur l’engagement de très nombreux bénévoles à travers le monde pour poursuivre sa mission auprès « des oubliés des oubliés ». Au Québec, Les Amis de la Saint-Camille s’activent afin de récolter des fonds qui seront investis dans des projets dans les pays où est implantée l’œuvre.
Au-delà des frontières
Benoit Des Roches est témoin, non seulement des bienfaits de l’Association sur les malades, mais également sur lui et sur sa foi. « Il y a quelque chose de pétillant dans le regard des patients qui sont à la Saint-Camille. [Cela] provient du fait qu’ils ont le sentiment de servir à quelque chose. »
Le psychiatre montréalais avoue que ses séjours à la Saint-Camille rechargent sa propre foi. « Je suis plus sensible à l’action de la Providence. »
Grégoire, l’ancien réparateur de pneus, reste humble devant les succès de l’Association. « Je vis quelque chose qui ne vient pas de moi. Parce que moi qui vous parle, je ne connais rien. Je n’ai pas étudié. Ce que je vis ne vient pas de moi. »
On reconnait maintenant ses efforts internationalement. Le 21 mai dernier, il recevait d’ailleurs le prix The Chester M. Pierce Human Rights Award décerné par l’American Psychiatric Association.
C’est pourquoi il profite de l’entrevue pour saluer tous les Québécois et tous les Amis de Saint-Camille. « Je tiens à leur dire un grand merci. Je leur tire mon chapeau ! Mais le véritable merci, c’est au Seigneur que je le dis. »