couple
Illustration: Marie-Pier LaRose/Le Verbe

Gilles et Paulette: qui séparera notre couple?

« Qui nous séparera de l’amour du Christ? La tribulation, l’angoisse, la persécution, la faim, la nudité, les périls, le glaive? » – Rm 8,35

Ceux qui se tiennent par la main et qui s’enlacent tendrement devant mes yeux n’en reviennent pas eux-mêmes: « Dieu fait des merveilles avec des affaires impossibles pour les humains », me dit Gilles en jetant un regard ému à sa femme. Lors de ma rencontre avec ce couple uni par les liens du mariage depuis 48 ans, je m’aperçois bien vite que leur joie n’est pas plus légère que naïve, et qu’elle contient quelque chose de profond, une certaine gravité.

Étant issus de milieux complètement différents, rien ne semblait les destiner à se promettre l’un à l’autre amour et fidélité. Alors que Paulette venait d’une famille nombreuse, d’un milieu très modeste, Gilles avait grandi dans une famille bourgeoise où l’apparence et les bonnes manières faisaient figure de sainteté.

À l’âge de 19 ans, Paulette devient mère célibataire. Le père de l’enfant disparait du décor. Alors que l’annonce de cette grossesse lui vaut, au départ, le rejet de sa famille, la jeune maman décide tout de même de garder le bébé: «Pour moi, c’était inconcevable de me faire avorter.»

Au cours de la grossesse, grâce à une amie, elle fait la rencontre de Gilles. La première fois qu’elle le voit, c’est le coup de foudre: «Je me suis dit dans mon cœur: je vais marier cet homme-là.» Les choses ne sont pourtant pas si simples. Elle est enceinte, tandis que Gilles est déjà fiancé à une autre femme, «une fille très religieuse de bonne famille bourgeoise».

Une amitié nait doucement entre les deux. Gilles, touché par le courage de Paulette, l’accompagne dans sa grossesse. Les évènements se placent un à un, comme un casse-tête qui se laisse construire tranquillement.

Gilles quitte sa fiancée. Il est présent à l’hôpital lorsque Paulette accouche de son fils. Il ne se sent toutefois pas prêt à entreprendre une nouvelle relation amoureuse. «On s’est fréquentés plus ou moins. Mais aussitôt qu’on parlait de mariage, il s’en allait, il ne voulait rien savoir», me raconte Paulette.

Pendant cette période d’attente, Paulette fait une promesse à celui qu’elle aime de plus en plus: «Moi, je vais toujours t’attendre. Si tu passes et que la lumière est allumée, c’est que je t’attends toujours.» Gilles passe chaque soir devant la maison où vit son amie. Et chaque soir, la lumière demeure allumée.

Gilles voit le fait d’avoir rencontré une femme qui a déjà un enfant comme un signe de la Providence. Il se croit alors dégagé du «devoir» d’en avoir un avec elle. À cette époque de sa vie, il se sent incapable de devenir père.

Après six mois d’attente, il revient voir celle qui l’attend toujours. Par une belle journée d’octobre, il cogne à sa porte et lui demande: «Qu’est-ce que tu en penses si on se mariait?» Quand elle le questionne sur le moment, il lui répond, à sa plus grande surprise: «Le plus vite possible, avant que je change d’idée.»

Ce sera le 26 décembre.

La famille de Paulette n’en revient pas: «Mais qui est cet homme?»

«La veille des noces, je suis allé la voir, je lui ai dit: “Tu n’as pas peur que je ne me rende pas à l’église pis que je change d’idée?” Elle m’a répondu: “Moi, je vais me rendre à l’église, pis si toi tu n’es pas là, je vais retourner chez nous pis t’attendre, parce que je suis convaincue que tu vas revenir.”»

La confiance inébranlable de sa future femme le touche: «J’ai vu comment Dieu mettait dans ma vie quelqu’un en qui je pouvais faire confiance, quelqu’un qui ne me posait pas de questions. J’ai senti qu’à travers elle le Seigneur m’aimait comme j’étais et que Paulette m’aimait aussi, sans mettre de conditions face à son amour, chose que moi j’étais incapable de faire. Puis on s’est mariés et je ne suis jamais parti», dit-il en échappant un petit rire.

«Ça fait quarante-huit ans qu’on est ensemble.»

Cette fois, sa voix ne peut plus cacher ses tremblements.

Cet article est d’abord paru dans notre numéro spécial Hiver 2018. Cliquez sur la bannière pour y accéder en format Web.

La faim

Même si, aux yeux des autres, le nouveau marié revêtait des allures de sauveur (il avait après tout sorti une jeune femme de son milieu défavorisé et, qui plus est, avait adopté son fils), Gilles sait que la réalité était tout autre.

«J’ai marié Paulette un peu par égoïsme. Par égoïsme, pour penser à moi. J’avais besoin de quelqu’un qui m’aimait sans condition. Et j’étais un homme tellement orgueilleux, Paulette venait d’un milieu vraiment très pauvre, très défavorisé. C’est moi qui ai acheté son linge quand on s’est mariés.»

« Je ne lui permettais pas d’être elle-même. Elle devait être à la hauteur de mon orgueil. »

«Gilles me gâtait, j’étais habillée comme une carte de mode. Il choisissait les vêtements que je devais porter pour aller travailler.» Puis, elle me dit, sans prendre de détour: «J’étais une femme soumise! Gilles était mon dieu» et «comme il était mon dieu, j’étais prête à n’importe quoi [pour lui].»

Son époux confirme: «Je coiffais ma femme, je la maquillais, je n’aurais jamais pu accepter qu’elle sorte de la maison sans être bien mise.»

«C’est dire à quel point mon orgueil était plus fort que n’importe quoi. Je ne lui permettais pas d’être elle-même. Elle devait être à la hauteur de mon orgueil.»

L’angoisse

Leur famille vit quelques années de cette façon, en préservant surtout et à tout prix les apparences. Dans leur quartier, leur situation est des plus enviables: «J’avais tout, j’avais une maison, un chalet, mais à quelque part, ça commençait à déchirer», raconte Paulette.

Quelque chose cloche entre les deux: un silence, des non-dits.

Celle qui «aurait donné la mer pour lui» sent que son époux n’est pas lui-même avec elle. Gilles porte des souffrances qu’il n’arrive pas à partager, ni à sa femme ni à quiconque.

Gilles poursuit en se confiant, sans gêne. Celui qui avait tout pour plaire auprès des dames vivait un combat intérieur incessant, une attirance homosexuelle depuis son jeune âge. La peur d’avoir un enfant qui souffrirait comme lui le taraudait.

«Même si je priais Dieu, j’en voulais à Dieu de m’avoir créé avec ce problème-là. Je priais tout le temps, je ne suis jamais tombé là-dedans. […] C’était ma croix dans ma vie, d’avoir ces attirances-là que je ne voulais pas.»

*

«Je ne me sentais pas un homme, j’avais l’impression d’être encore un enfant, le p’tit gars à ma mère.»

*

Avant-dernier d’une famille de dix enfants, Gilles n’a connu de son père rien d’autre que les commentaires que faisaient ses frères sur cet homme buveur, travaillant de nuit dans une usine de pâtes et papiers. Gilles ne le voyait donc presque jamais, jusqu’au jour où, atteint du cancer, il vient vivre ses derniers moments dans la maison familiale.

Gilles avait alors huit ans.

«J’ai été élevé par ma mère. Pour moi, ma mère, c’était mon Dieu. Elle m’a éduqué: “Toi, tu vas être un bon p’tit gars, tu ne feras jamais rien de mal, tu ne feras pas pleurer le p’tit Jésus.” Donc, j’ai grandi dans la crainte de Dieu.»

Dès ses premières sorties avec des filles, sa mère l’attend à la maison pour qu’il lui raconte sa soirée. Aucun écart de conduite n’est permis.

La nudité

«D’une certaine façon, je n’ai jamais vu l’amour d’un homme et d’une femme. J’ai toujours vu juste l’amour d’une mère pour son enfant. J’ai grandi en voulant toujours être le petit gars à ma mère. Et même quand je suis devenu adulte, quand j’étais dans des groupes d’hommes, je me sentais toujours écrasé, comme le petit gars qui n’était pas à sa place.

«J’étais tellement religieux, j’allais à la messe tous les jours, je priais le petit Jésus. Je n’étais jamais tombé dans cette faiblesse-là même si elle m’habitait tout le temps. Il me semblait que, pour être aimé de Dieu, il fallait que je sois parfait. Pour être aimé de ma mère, il fallait que je sois parfait.»

Après plusieurs années de vie conjugale, Paulette demande à Gilles – pour cadeau d’anniversaire de mariage – d’avoir un enfant avec lui.

«Moi, je ne voulais pas avoir d’enfant. J’avais marié une fille avec un bébé pour pas être obligé d’en avoir un. Je priais le Seigneur: “Fais que je n’aie jamais d’enfant!” Je ne sais pas comment le Seigneur a pu être plus fort que le Malin, parce que le 26 décembre, à notre anniversaire de mariage, on a conçu un fils.»

Inévitablement, un mois plus tard, la grossesse est confirmée. Pour Gilles, c’est la panique. Tout à coup, toutes ses craintes l’écrasent: «J’ai laissé l’Église. J’étais en révolte contre Dieu, il me semblait que Dieu m’avait trompé. Premièrement en me créant, deuxièmement en permettant que j’aie un enfant. Et alors, comme je m’étais coupé de Dieu, je suis tombé.»

Consultez notre dossier Web en cliquant sur la bannière

La tribulation

Peu de temps après, Gilles et Paulette vivent une fin de semaine de Cursillos. Ils y entendent une panoplie de témoignages: des drogués, des alcooliques, mais Gilles est déçu: «Pas d’homosexuel.»

Gilles se sent de plus en plus écrasé par la croix qu’il porte secrètement, il essaie de s’enlever la vie.

Heureusement, le Seigneur ne le laissait pas seul. C’est dans ce moment de grand désespoir que Gilles fait une rencontre personnelle avec le Christ. «C’est là, dans ma révolte, que j’ai redécouvert Dieu.» Un prêtre vient à sa rencontre et lui dit: «Dieu t’aime.»

Il n’y croit pas. «C’est impossible que Dieu m’aime parce que je suis tombé dans ce péché-là.» Gilles explique alors au prêtre sa décision: demander à sa femme une nullité de mariage «pour qu’elle puisse être aimée par un vrai homme».

Le prêtre lui rappelle alors: «Sais-tu pourquoi on se marie à l’église et que c’est un sacrement? Pour apprendre à aimer. Jésus Christ peut t’apprendre à aimer ta femme.» Puis il l’exhorte: «Tu vas aller voir ta femme, tu vas faire la vérité avec elle, tu vas lui raconter [tes souffrances] et dis-lui que tu veux apprendre à l’aimer avec Jésus Christ.»

«C’est là, dans ma révolte, que j’ai redécouvert Dieu.»

Gilles se confie donc à celle que Dieu avait mise dans sa vie, une femme qui l’aimait sans condition. Après ses confidences, Paulette lui dit: «J’ai toujours su que tu m’aimais, c’est juste toi qui ne le savais pas.»

À partir de ce moment, le couple commence un cheminement sérieux dans l’Église. «Tous les jours, je priais le Seigneur qu’il me donne la grâce d’aimer ma femme et mes enfants comme ils étaient.» C’est-à-dire imparfaits.

Le cheminement de Gilles dans l’Église lui permet de se connaitre, de découvrir qui il est vraiment. Il réalise que celui qui passait pour un sauveur était en fait très égoïste: «J’ai arrêté d’essayer de changer ma femme, de la mettre à l’image que je voulais qu’elle soit, j’ai commencé à aimer ma femme pour ce qu’elle est.»

Paulette complète: «Moi, ça m’a permis de retrouver mon identité.» Il enchaine: «Paulette a commencé à être elle-même, tandis que moi, j’ai commencé à prendre la place du père dans la famille.» Tranquillement, les deux époux qui, en raison de leur histoire familiale respective, voyaient en l’image du père quelqu’un de trompeur se réconcilient avec leur père terrestre. Tous les jours, Gilles regarde désormais la photo de son père et prie pour lui. Paulette renchérit: «Le Seigneur lui a fait voir son rôle de père, alors les enfants vont maintenant vers [lui].»

C’est dans une communauté du Chemin néocatéchuménal, avec laquelle ils font un cheminement spirituel, que Gilles et Paulette se reconstruisent.

«Moi, je suis un homme qui a besoin de voir des signes. Le Seigneur m’a donné une communauté où je pouvais voir Jésus Christ agissant à travers les frères qui priaient pour nous autres, pour nos enfants, sans jugements. Moi qui étais très religieux, qui ai toujours été en prière, qui allais à la messe tous les matins, ma vie n’avait jamais changé. Mais dans mon cheminement, je [suis] passé de la religion à la foi.

La foi, c’est une expérience de Jésus Christ concrète, à travers des gens, à travers des évènements. Dans mon mariage, j’ai rencontré Jésus Christ à travers ma femme qui m’a aimé sans condition, à travers les enfants qu’il m’a confiés pour me montrer que la perfection n’est pas ce qui donne la vie. Ce qui donne la vie, c’est d’aimer l’autre gratuitement.»

Gilles conclut: «Notre mariage, c’était un mariage voué à l’échec dès le début.» Paulette acquiesce sans hésiter. «Et avec ça, Dieu a fait des merveilles», complète Gilles. «Dieu m’a donné une femme qui m’a permis de me réconcilier avec l’histoire que Dieu avait faite dans ma vie. Jésus Christ s’est fait présent au cœur de notre couple, c’est pour ça qu’on est encore ensemble aujourd’hui. Moi, j’ai découvert que le Christ a donné sa vie pour moi, afin que moi, j’aie la vie.»

«Rien ne peut nous séparer de l’Amour. C’est ça, rien ne peut séparer notre couple, tant que Jésus Christ est au cœur de notre mariage.»

Tout est dit.

Pascale Bélanger

Pascale est une éternelle étudiante : littérature, philosophie et nutrition. Elle aime aller à la rencontre de l’Autre et apprendre chaque jour un peu plus sur l’être humain et sur sa magnifique complexité.