S’empiffrer ne suffisait plus, et se souler non plus. Religieuse ou pas, obèse ou pas, soule ou pas, il en aura fallu du temps pour que Dominique trouve enfin un sens à sa fuite sans fin et sans fond.
Toute son enfance avait pourtant baigné dans les chants et les joies familiales. Son père était marguiller à la paroisse et chantait à la messe. Elle aimait cet esprit de fête, les weekends de jeunes et, évidemment, Jésus !
Puis, un jour, son père fait un infarctus.
« Tout a basculé pour moi à ce moment-là. Pour la sécurité de la famille et peut-être un peu par peur de ne pas y arriver, mes parents ont décidé de vendre la maison familiale. C’est alors que les plus vieux de mes frères et sœurs sont partis faire leur propre vie, et moi, je me suis retrouvée en appartement avec une partie de la famille. Je ne le savais pas encore à ce moment-là, car j’étais très jeune, mais cette séparation d’avec ma famille allait me briser. C’est cette famille-là, cet attachement-là, ce lien affectif vital là que j’allais chercher toute ma vie durant, du moins jusqu’à mes 45 ans ! »
Vocation religieuse
Lors d’une « Journée des vocations » au cégep, elle et son amie tombent sur le stand d’une nouvelle communauté religieuse catholique.
« J’ai lu leur dépliant. On y parlait de vie de famille, de musique, d’animation… tout l’esprit de famille qui me manquait ! Je me sentais interpelée. Mon amie m’a demandé si je voulais l’accompagner pour un stage de deux semaines. J’ai dit oui. À la fin du stage, elle est partie, mais moi, je suis restée ! »
Au bout de sept ans, la communauté (qui sera d’ailleurs dissoute en 1994) battait de l’aile et Dominique décide de partir.
À 25 ans, elle se retrouve dans le monde pour la première fois. « J’ai vécu une crise d’ado : sexe, drogue, rock and roll. Évidemment, à cette période, j’ai flushé Dieu – j’étais incapable de mener une double vie ; avoir un amant dans mon lit la nuit et vivre ainsi avec Dieu sur la conscience ? Non ! je n’y arrivais pas ! »
Après quelques années, elle part dans le Sud pour travailler comme G.O. dans un Club Med.
« Faut croire que Dieu est partout ! C’est à cet endroit, un jour de congé, que j’arrive devant une petite chapelle ouverte sur le bord de la route. Une messe y est célébrée. J’entre… et c’est là qu’un sentiment de paix m’envahit… Je tombe à genoux en remerciant Dieu et en le suppliant de me pardonner, de m’aider !
– Et après ? Tu as fait quoi ?
– Après ? J’ai terminé ma saison et je suis rentrée. J’avais besoin de faire le point sur ma vie. Mon désir de vocation remontait sans cesse. J’étais incapable de continuer comme ça, avec l’impression de vivre à moitié. C’est que, intérieurement, je me disais toujours que, si le but de la vie, c’était d’aller à Dieu après la mort… Eh bien, pourquoi ne pas être unie à lui totalement dès maintenant ? Tu comprends ? Pour moi, vivre avec Dieu, c’était nécessairement être religieuse. »
« J’avais besoin de faire le point sur ma vie. Mon désir de vocation remontait sans cesse. J’étais incapable de continuer comme ça, avec l’impression de vivre à moitié. »
Elle part faire une retraite dans un monastère. Là, elle rencontre un membre d’une communauté religieuse naissante. Elle tombe en amour avec la communauté. En moins de deux, elle vend tous ses biens, quitte son pays et part pour la France faire son stage à la maison mère, et s’y installe définitivement.
Bouffe et pastis
Dominique ne savait pas encore qu’elle trainait avec elle ce vide intérieur qu’aucun endroit, qu’aucune communauté et qu’aucune substance ne peuvent combler. Elle s’empiffrait quotidiennement. « Je mangeais mes émotions, mais je n’avais aucune idée, à cette époque, que ça existait, ça ! » admet-elle.
La communauté vivait de la providence. À la cuisine, on s’était rendu compte que la nourriture disparaissait. On avait décidé de mettre certains aliments sous clé. « Je savais que je n’étais pas seule à aller m’y ravitailler ! Mais… bon… j’y suis allée assez souvent ! Il m’était arrivé d’avoir la clé – quand j’étais responsable de la cuisine, par exemple. La nuit, j’allais piger dans le garde-manger en cachette. Les fois où je n’avais pas la clé, je m’absentais pendant la prière communautaire, prétextant aller aux toilettes, et j’allais vite dans la cuisine pour piquer de la nourriture. Une fois, en pleine nuit, je me suis fait un gâteau au yogourt avec de la farine et tout ce qui va avec… c’était très rapide comme recette. Je me suis cachée dans le walk-in pour le manger… C’est tellement triste aujourd’hui quand j’y repense ! »
Un des monastères où elle habitait se trouvait en Provence, et qui dit Provence dit pastis. Responsable des poubelles, Dominique devait, chaque jour, les porter au bout du chemin, à la sortie du rang. Au bout de cette route, il y avait un couple qui l’invitait toujours à boire un pastis.
« Ils étaient si gentils, alors je disais toujours oui. Je rentrais au monastère en douce, mais un jour que j’ai dû passer voir la mère supérieure, elle m’a fait la remarque que je sentais l’alcool. J’ai nié, évidemment ! Une autre fois, dans notre maison de Belgique, alors que je tenais le stand pour vendre nos produits artisanaux dans le village de Noël, il y avait un gentil paysan qui remplissait mon verre de rum and Coke de temps en temps ! Loin des regards, il m’avait même embrassée ! Ça n’avait pas de bons sens ! J’avais un comportement indigne d’une religieuse ! Mais tout cela était plus fort que moi. J’étais incapable de ne pas boire quand on m’offrait de l’alcool, et incapable aussi de ne pas m’empiffrer chaque jour.
– Tu n’avais aucune idée à ce moment-là que tu étais peut-être alcoolique ou outremangeuse ?
– Non ! Je ne savais pas que je mangeais mes émotions ! Au fond, j’étais une petite fille qui n’avait pas grandi. Pour moi, ma consommation d’alcool était normale ; j’avais grandi dans une famille où l’on fêtait, où l’on dansait des rigodons, où l’on jouait de la musique en buvant du gin ! Tout ça, c’était normal pour moi. »
« Gros » Anonymes
Au bout de huit ans, Dominique quitte la communauté, non sans avoir tenté, dans les dernières années, de comprendre ce qui clochait chez elle.
Malheureuse, elle atteignait les 105 kilos. De retour au Québec, petit à petit, elle désirait refaire sa vie. « J’étais incapable de m’abandonner à Dieu. Je le gardais loin de moi, car j’avais peur qu’il me demande – encore ! – de devenir religieuse, alors que, visiblement, l’expérience n’avait pas été concluante. Le désir de partager ma vie avec un homme et de me marier naissait en moi. J’ai erré encore huit longues années à me chercher ainsi, en fuyant encore davantage dans l’alcool et la nourriture. »
En 2016, un ami d’enfance retrouvé sur Facebook, à qui elle se confie, lui demande pourquoi elle ne va pas chez les Alcooliques Anonymes (AA). Elle lui répond du tac au tac qu’elle n’est pas alcoolique.
« Parallèlement, je voyais bien que je mangeais compulsivement. Un jour que j’avais mangé trois poutines dans la même journée, je me suis dit que, si AA existait pour les alcooliques, il devait bien exister quelque chose pour les gros ! Sais-tu ce que j’ai fait ? Ah ! Je suis allée sur le Web et j’ai tapé : “Gros Anonymes”. Je suis tombée sur “Outremangeurs Anonymes” (OA). Quand j’ai lu la description, je me suis reconnue à 100 % ! »
Dominique commence à assister aux réunions et cesse de manger ses émotions, mais continue à les boire. Un soir de grand froid, elle se concocte un gin chaud. Le verre devient quotidien, puis la bouteille hebdomadaire, et finalement ça devient une bouteille de vin par soir. « J’ai transféré la nourriture dans l’alcool. »
L’ami lui propose une retraite dans laquelle une personne peut l’accompagner dans sa démarche. Grâce à cette aide concrète, elle voit et admet qu’elle est alcoolique, certes, mais elle en vient à croire que Dieu seul peut la sortir de là : « Je n’avais jamais accepté que j’avais une maladie qui s’appelait la maladie des émotions. La vraie solution, c’était Dieu ! J’ai dû mettre de côté tout ce que je savais sur Dieu, tout ce que j’avais appris sur Dieu, vécu avec Dieu, pour que mon esprit s’ouvre à une autre façon de le voir et de le recevoir. »
Après deux années d’abstinence et de liberté, Dominique se pince plusieurs fois par jour pour être certaine que tout cela est bien vrai. « Maintenant, j’en suis à accepter mon célibat. Je vis seule. Je travaille depuis la maison – Covid oblige – et je suis en paix. Je ne suis pas juste en paix ; je suis dans mon havre de paix. Je revis mon histoire d’amour avec Dieu. Ce que j’ai cherché dans l’alcool, la nourriture, les communautés et le sexe, c’était Dieu ! »