Michael Lapsley
Photo : Lucie Brousseau

De la haine à la guérison avec P. Michael Lapsley

«Je pense que le moment clé où nait la guérison est celui où je reconnais que je suis plein de haine, de ressentiment et que j’ai envie de me venger pour de très bonnes raisons, mais que cela me détruit. » Ces mots sont ceux d’un homme qui porte dans sa chair les stigmates que la violence de l’apartheid y a inscrits. Témoin de la souffrance muette qui étouffe alors la nation sud-africaine, P. Michael Lapsley fonde en 1998 l’Institut pour la guérison des mémoires.

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Comment l’existence de ce prêtre anglican néozélandais s’est-elle retrouvée « entrelacée à l’histoire du peuple sud-africain » ? À 24 ans, fraichement ordonné, P. Michael part en Afrique du Sud, envoyé par sa congrégation. L’injustice de l’apartheid contamine alors toute la structure sociale et les rapports humains. C’est un choc frontal : l’indignation l’étreint. Il choisit de prendre part à la lutte pour la libération.

C’est ainsi qu’il devient la cible d’un groupe terroriste qui, en 1990, lui envoie une lettre piégée qui lui arrache ses deux mains et son œil droit. Si le prêtre anglican est brièvement tenté par l’idée « qu’il vaudrait peut-être mieux être mort », les témoignages d’amour qu’il reçoit – les prières, les visites et les multiples dessins d’enfants qui placardent les murs de sa chambre – le rappellent à la vie. Il entame alors ce qu’il appelle un « chemin de guérison ».

Des histoires à raconter

Lorsqu’il retourne en Afrique du Sud en 1993 à titre d’aumônier dans un centre venant en aide aux victimes de violence et de torture, il constate que la nation aussi a besoin de panser ses plaies : « Nous étions blessés dans notre humanité, à cause de ce que nous avions fait, de ce que nous avions subi et de ce que nous avions omis de faire. Nous avions tous une histoire à raconter », soutient P. Michael, quelques heures avant d’animer un atelier de guérison des mémoires, organisé à Trois-Rivières par le Centre de services de justice réparatrice.

Il m’explique que la Commission de la vérité et de la réconciliation mise en place par l’État sud-africain visait justement à ce que soit raconté et reconnu le mal commis et subi, mais que seulement un certain nombre de personnes ont pu y assister. « Qu’en était-il de ceux qui ne s’étaient pas qualifiés pour siéger à la commission ? Vingt-trois-mille personnes sont venues. Mais nous étions une nation de 55 à 60 millions d’habitants ».

« Nous étions blessés dans notre humanité, à cause de ce que nous avions fait, de ce que nous avions subi et de ce que nous avions omis de faire. Nous avions tous une histoire à raconter. »

C’est en réponse à ce constat – innombrables sont ceux qui portent une histoire douloureuse, mais très peu d’entre eux ont l’espace pour la raconter – que P. Michael Lapsley instaure les ateliers de guérison des mémoires. Conçus au départ comme une aide parallèle à la Commission de vérité et de réconciliation, les ateliers portent des fruits. À un point tel que le programme, plutôt que de prendre fin en même temps que la Commission, prend alors son envol. Au bout de cinq années nait ainsi l’Institut de guérison des mémoires. P. Michael et ses collaborateurs sont invités partout à travers le monde – Rwanda, États-Unis, Australie, Finlande, Luxembourg : la liste est longue.

Trouver du sens

Sur quels principes se fonde cette méthode, pour s’importer aussi bien, quelles que soient la religion, la culture, les blessures individuelles et collectives des participants ? « Notre humanité se définit en partie par le besoin de trouver du sens », affirme P. Michael Lapsley. Les ateliers répondent à ce besoin en créant un espace communautaire où les personnes peuvent partager leur vécu sans être jugées ou critiquées.

Dans cet effort de faire le récit de leur vie, d’en assembler les évènements marquants comme les pièces d’un casse-tête, le chaos inextricable des émotions s’ordonne lentement. Les participants sont d’abord invités à traduire leur histoire à travers des médiums artistiques tels que le dessin, l’argile. Ce mode d’expression a le mérite de placer les personnes dans leur vécu brut, et non dans un processus intellectuel.

Les participants ont ensuite recours aux mots pour se raconter, à la lumière de ce que leur a révélé leur création. Il va sans dire que cette mise à nu est une expérience de grande vulnérabilité. Mais dans cet espace protégé, insiste P. Michael, personne ne dit : « Tu ne devrais pas te sentir ainsi, c’est mal. » C’est plutôt une parole bienveillante qui est offerte : « OK, tu es plein de haine. Comment est-ce que cela t’affecte ? » Et c’est souvent à ce moment que survient l’épiphanie : « Ça me détruit. Alors que l’individu qui m’a fait du tort continue sa vie, c’est moi, la victime, qui demeure prisonnière. »

Michael Lapsley

« Un élément essentiel des ateliers, c’est que nous ne donnons pas des conseils aux gens. Nous leur donnons du soutien, parce que ce qu’ils vivent est un moment de libération, un moment où ils peuvent retrouver du pouvoir, retrouver la capacité de faire le pas qui leur permettra de mieux vivre. Et pour cela, ils ont besoin d’être encouragés. » Les facilitateurs, ceux qui assurent le bon déroulement des ateliers, mettent en place les conditions nécessaires pour que les participants découvrent par eux-mêmes ce dont ils ont besoin pour entamer un chemin de guérison.

Ce que les ateliers mettent en lumière, par ailleurs, c’est de quelle façon une souffrance refoulée peut pousser celui qui la subit à rejeter sur son entourage le ressentiment qui l’habite. « Un jour, une femme qui participait à l’atelier nous a raconté qu’elle avait été torturée par son organisation politique. Elle ressentait une haine profonde à l’égard de ses bourreaux. Chaque mois, elle se retrouvait avec d’autres survivants : pas pour guérir, mais pour entretenir leur haine à l’égard de leurs bourreaux. Et au fil du séjour, elle nous a confié: “Pour ma fille, je suis un bourreau.” Je ne pense pas qu’elle abusait physiquement de son enfant, mais plutôt émotionnellement. Ses tortionnaires n’étaient plus dans le décor. Mais la haine qu’elle nourrissait à leur égard retombait sur celle avec qui elle vivait : sa propre fille. »

Une telle prise de conscience ne signifie pas qu’il faille taire l’horreur et cesser de souhaiter que justice soit faite. « Abandonner la haine ne signifie pas que l’on ne tient plus l’autre responsable », affirme P. Michael. Mais cela peut transformer le regard et le faire s’élargir de l’offense à la personne entière, mon semblable avec qui je partage une « commune humanité ».

Redonner au monde sa complexité

Il n’y a rien d’évident dans le fait de reconnaitre l’humanité de celui qui a bafoué la nôtre. Et lorsque l’odieux est commis plus d’une fois par les représentants d’un même groupe – crimes sexuels perpétrés par des hommes, abus divers de la part de membres du clergé, etc. –, il peut s’ensuivre chez les victimes une sorte de généralisation : tous les hommes sont violents, tous les religieux sont corrompus, etc.

P. Michael Lapsley raconte que les ateliers sont très souvent l’occasion de redonner au monde sa complexité, en cela qu’ils relient les personnes sur la base d’une vulnérabilité partagée. Certains se rendent alors compte que celui qu’ils avaient placé dans le camp du méchant est finalement quelqu’un qui porte ses propres blessures, et qui est aussi porteur d’une bonté que leur expérience douloureuse les empêchait de reconnaitre.

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Replongeant dans l’histoire de l’apartheid, P. Lapsley rappelle que « des choses terribles se sont produites en Afrique du Sud : un grand nombre de personnes ont été torturées, emprisonnées, et tout cela était en soi horrible. Mais certains gardiens de prison étaient gentils, serviables, ils transmettaient des messages, etc. ». Le prêtre anglican me raconte qu’en 1992, il est allé à Robben Island, là où Nelson Mandela était détenu durant sa longue captivité. À l’époque, la prison était toujours en fonction, et certains de ses compagnons faits prisonniers lors du régime raciste étaient très émus à l’idée de revoir des gardiens de prison avec qui ils étaient devenus amis, le temps de leur détention.

« Cela ne signifie pas que le système était juste; il ne l’était pas! Mais à l’intérieur de ce cadre, quelque chose de l’humanité continuait de se manifester. Alors, je pense qu’une vision complexe des choses est essentielle pour en révéler les parts d’ombre et de lumière. »

Photos : Lucie Brousseau

Anne-Marie Rodrigue

Embauchée à titre de journaliste, Anne-Marie s’émerveille aisément. Diplômée en philosophie, elle est animée par un désir de créer des ponts entre l’univers des grandes questions et la vie bien incarnée de tous les jours.