Jérôme Bibeau
Jérôme Bibeau. Photo : James Langlois / Le Verbe. Illustrations : Marie-Pier LaRose / Le Verbe.

Chutes, rechutes et guérisons d’un enquêteur

« Des cadavres, des autopsies, c’était fréquent. Mais à l’automne 2019, j’ai été appelé sur un dossier très simple, un scénario digne de l’école de police pour préparer les futurs patrouilleurs : la victime, l’arme à feu, la lettre de suicide. Rien de compliqué ni rien de dégueulasse non plus. Alors là, j’arrive sur les lieux, puis je ne suis plus capable d’écrire. Plus capable du tout. » Jérôme Bibeau, sergent-enquêteur, est atteint du syndrome de stress posttraumatique par surexposition. Il a voulu raconter au Verbe ce qui l’a entrainé jusqu’au fond, et le chemin parcouru depuis son diagnostic.

« C’est comme un coming out que je fais aujourd’hui. Je me demandais si je le faisais ou pas. Est-ce que ça se fait ou pas ? Peu importe. Là, je sens le besoin de témoigner. » D’abord patrouilleur en milieu rural, l’agent Bibeau sera très tôt exposé aux tragédies les plus violentes.

« J’ai dû répondre à des appels où il y avait des cadavres, des suicides, des accidents, des réanimations à faire… À un moment donné, un quatre-roues s’est fait rentrer dedans par un train. Un autre jour, quatre personnes blessées sont entrées dans une maison pour demander de l’aide, mais tout le monde était bien chaud, en tout cas, méchante affaire ! Il y avait du sang partout… Ces histoires-là, ça semblait arriver plus fréquemment à moi qu’aux autres. »

En peu de temps, son sens aigu de l’analyse des scènes de crime le mènera à travailler aux enquêtes criminelles pour la Sûreté du Québec. Puis, quelques années plus tard, son ascension se poursuit jusqu’à ce qu’il intègre l’escouade des crimes contre la personne. « Pendant que l’équipe interrogeait le suspect, mes collègues m’appelaient et me disaient : “Il dit qu’il est passé par telle porte.” Je pouvais répondre : “Oui, les gars, je vous le confirme, parce que je vois les traces de telle marque de chaussures”, ou encore : “Non, il vous bullshit, c’est pas là, il a défoncé la porte.” »

Jérôme Bibeau
Photo : James Langlois / Le Verbe.

Une vie professionnelle digne des meilleures téléséries policières. Or, avec toute cette adrénaline venait aussi un rythme de travail effréné. Pagette, appels la fin de semaine, quarts de travail « de garde ». Les heures supplémentaires s’accumuleront par centaines chaque année.

« L’anxiété a embarqué là-dedans, parce qu’il y avait une pression de performance », nous confie l’enquêteur Bibeau. « Puis, t’avais une pression énorme parce que la moindre erreur peut faire acquitter le suspect, et la famille [de la victime] va être en maudit après la police. Donc rapidement, il y a une pression de performance qui s’est installée. Mais c’est très insidieux, tu ne le vois pas tout de suite. »

Pourtant, d’autres signes précurseurs annonçaient la tempête à venir. En l’espace de quelques semaines, deux collègues s’enlèvent la vie dans le stationnement du poste.

Dans tout ce bazar, Jérôme Bibeau remarque pourtant que Dieu a toujours été présent.

« J’ai toujours été croyant. Quand je travaillais aux crimes contre la personne, j’aimais beaucoup la lettre de saint Paul aux Éphésiens qui disait : “Revêtez l’armure donnée par Dieu, afin de pouvoir tenir contre le Mal” (Ép 6,11), parce que j’avais pour mission de combattre le Mal ! Tu sais, on combattait les meurtres. »

Et cette armure, elle devra être trempée d’acier pour protéger des coups, mais aussi pour soutenir les corps de plus en plus usés qui la portent.

Circonstances atténuantes

C’est que la pression est immense.

« T’as un genre de syndrome de superhéros qui embarque, là. On finit par se dire : “On est la crème, on est les meilleurs, on est au top des enquêtes, on est devant les caméras, puis on fait briller la Sûreté du Québec.” Et l’orgueil qui embarque aussi ! »

Malgré cela, les moments pour ventiler, pour nommer les émotions et s’avouer vulnérable sont rarissimes. Bien sûr, après chaque mandat, il y a un débreffage opérationnel, « mais pas de là à avouer : “Les gars, quand je suis allé arrêter le suspect et que j’étais derrière la porte, j’avais la chienne, parce que je savais qu’il avait un calibre 12 de l’autre bord.” Ça, ça ne s’est jamais dit ».

Cet article est d’abord paru dans notre magazine de janvier 2022. Cliquez sur cette bannière pour y accéder en format Web.

Parallèlement à l’anxiété latente qui croît en sourdine, la relative prospérité matérielle du jeune père de famille vient brouiller les pistes encore davantage et endormir le malêtre qui le traverse alors.

« Dans cette période-là, je compensais beaucoup mon absence de la maison par des cadeaux. T’aurais dû voir la bibliothèque de Lego qu’on avait. Les enfants n’étaient même pas capables encore de faire des Lego, et c’est moi qui les fabriquais à leur place. Puis, je les mettais sur les tablettes et j’étais tellement irritable que je disais : “Hé ! touchez pas à ça !” »

Et s’accumulaient aussi les plus grands jouets : « Une roulotte à 30 000 $, un pick-up à 40 000 $. Il y a même une année où on est allés trois fois en voyage à Cuba. C’est l’époque où j’ai fait les plus gros salaires de ma vie et je n’ai jamais été aussi malheureux qu’à ce moment-là. Mais je pensais être heureux ! »

Facultés affaiblies

Le milieu n’étant pas spécialement propice aux aveux de vulnérabilité, pas plus qu’à la consultation de professionnels en santé mentale, le sergent-enquêteur Jérôme Bibeau opte pour l’automédication. L’alcool sera la béquille qui lui permettra d’endurer la pression et la multiplication des horreurs auxquelles il assiste.

« Souvent, quand on était sur la route [en mandat à l’extérieur de la ville], on finissait notre enquête, on allait au restaurant. Puis, tranquillement, la quantité a augmenté. Des fois, je consommais avant la semaine de garde, parce que j’étais stressé et je ne voulais pas que le téléphone sonne. Et après la semaine de garde, la pression se relâchait et on repartait sur la dérape. » À mesure que l’anxiété montait dans le groupe, la présence de la boisson aussi. « On en parlait entre collègues. On voyait bien que les gars, avec la carte de fidélité de la SAQ, ils en avaient pas mal de points de ramassés ! »

Ce n’est pas tout. Les indices physiques parlent d’eux-mêmes au sein de l’équipe : prise de poids (Jérôme admet avoir pris environ 35 kilos !), perte de cheveux, grisonnement, exéma, pression sur la poitrine. Quand un membre de l’escouade raconte qu’il a perdu connaissance dans la douche un matin, on lui répond en riant jaune : « Ah ouin ! Méchante vie de fous, hein ! »

Après cinq ans dans cette unité, l’enquêteur est dépêché sur une scène de meurtres multiples spécialement éprouvante, avec de nombreuses traces de sang ; les bandes vidéo du crime lui tournent en boucle dans la tête. « C’est moi qui ai fait l’analyse complète. Avec un 36 heures d’éveil, sans dormir. Quelque temps après, on m’envoie sur la scène d’enlèvement d’une personne, en région. Puis là, je n’étais plus capable d’en prendre plus. »

Complices dans le drame

Son épouse constate qu’il ne va pas bien du tout. Elle décroche le téléphone et appelle le frère de Jérôme, lui aussi policier.

« Mon frère m’a proposé de m’accompagner à La Vigile. Tout de suite, j’ai éclaté en sanglots et j’ai commencé à pleurer. Il connaissait cette maison de soutien aux personnes en uniforme qui vivent des problèmes de dépendance. À l’école de police de Nicolet, ils nous avaient dit que cette ressource-là existait, mais je me disais : “Faut pas que j’aille là, ça m’arrivera pas à moi.” »

Il y fera une thérapie d’un mois.

Et il retournera travailler assez vite après ce pas de recul. Peut-être trop vite.

Je me rappelle être en uniforme, revenir le midi à la maison et dire à ma femme : « Là, ça va pas encore. »

« Je me rappelle être en uniforme, revenir le midi à la maison et dire à ma femme : “Là, ça va pas encore.” On est allés voir le médecin de famille, qui m’a dit : “Parfait, c’est terminé ; arrêt de travail.” »

« Mais on ne savait pas encore c’était quoi le problème. Ça a été lors de mon deuxième passage à La Vigile qu’à ce moment-là une psychologue est venue faire une évaluation, et là, c’est à ce moment qu’est sorti la première fois le diagnostic : un stress posttraumatique par surexposition. » Par analogie, on peut comparer ce trouble à celui d’un joueur de hockey ou de football qui aurait eu des commotions ou des microcommotions à répétition. « À un moment donné, ça prend juste un petit coup, puis ça devient le coup de trop. »

Preuves de l’Amour

Après un énième déménagement, l’enquêteur Bibeau se retrouve en région éloignée, où il se liera d’amitié avec un diacre. Toujours tenaillé par le syndrome de choc posttraumatique, il lui demande s’il peut obtenir une prière de guérison ou si c’est seulement réservé aux mourants et à ceux qui ont un mal physique. « Non, ça se fait très bien aussi pour une maladie mentale. »

Ils se rendent donc à la paroisse la plus proche et rencontrent le prêtre du lieu, qui prendra le temps de prier avec lui. Moins de 24 heures plus tard, ses dernières défenses tombent et le colosse en entier s’effondre. Après une soirée de consommation suivie d’une matinée à enfiler les cafés, Jérôme, tout tremblant, consent à ce que son épouse appelle l’ambulance. À l’urgence psychiatrique, les ultimes illusions s’effacent :

« Ça a été quand même une claque dans la face. Tu vois des gars portant des casques de hockey, parce qu’ils se frappent. Là, tu te dis : “OK, je suis rendu là !” Mais en même temps, c’était libérateur. Pour la première fois, dans tous ces arrêts de travail, c’est la première fois que je me sentais pris en charge. Et qu’il y avait quelque chose qui avait lâché. »

La veille, lors de son passage à l’église, une page de l’Évangile selon saint Matthieu (11, 28-30) avait été proclamée : « Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous procurerai le repos. […] Oui, mon joug est facile à porter, et mon fardeau léger. » Justement, le policier venait de larguer son fardeau : « Je lui ai dit : “Regarde, prends ça, Jésus, moi, je ne suis plus capable. Je te le donne. Je m’en remets à toi.” Je pense que c’est là qu’il y a eu une conversion sérieuse. Et que j’ai eu une rencontre personnelle avec le Christ. »

*

À partir de l’été 2020, Jérôme bénéficiera d’un suivi plus étroit et mieux adapté. « On lâche pas la psychothérapie. Je vais de mieux en mieux, donc évidemment, on révise toujours la médication à la baisse. Je pense qu’il va toujours y avoir un peu de psychothérapie, parce que, t’sais, ça arrive des fois encore d’être affecté par une odeur, un cri, une température… » Autant de détails qui rappellent à sa mémoire les scènes sordides cent fois scrutées.

Le sergent-enquêteur Bibeau est peut-être en arrêt de travail, il ne chôme pas pour autant. Père présent comme jamais, époux plus attentif et chrétien de plus en plus engagé dans son milieu. Il a même entrepris des démarches pour devenir diacre dans son diocèse.

Mais en plus de prendre soin des relations négligées durant toutes ces années, il travaille surtout à réparer tout ce qui a été brisé en lui. Tout en continuant à recourir aux spécialistes de la santé, Jérôme a aussi décidé de s’appuyer sur le grand spécialiste de l’âme. « Je me suis abandonné au Christ et je lui ai donné tout ça. »

Antoine Malenfant

Animateur de l’émission On n’est pas du monde et directeur des contenus, Antoine Malenfant est au Verbe médias depuis 2013. Diplômé en sociologie et en langues modernes, il carbure aux rencontres fortuites, aux affrontements idéologiques et aux récits bien ficelés.