[Pour voir la version de cet article publié dans le numéro d’hiver 2018 Amour Libre, cliquez ici.]
Il n’y a pas qu’à la guerre, au milieu des massacres à la machette, que l’on peut serrer la main du diable. On peut aussi le faire au bout d’un clavier, quand on veut soudainement changer de vie.
Caroline le dit: il était un vrai démon, ce gars-là, et c’est encore le démon – celui du midi, cette fois – qui l’a poussée dans son lit.
Mariée depuis deux ans avec Patrick (lire la version de Patrick sur les genoux), elle n’en pouvait plus de sa vie plate d’épouse et de mère.
«Je ne sais pas ce qui m’a pris. Après ma grossesse, mon corps avait tellement changé… j’avais beaucoup de difficulté à l’accepter. J’étais en dépression. Je me suis mise à ne plus aimer mon mari. Pire: il me dégoutait!
«Je clavardais et je couchais sur le divan. Je ne voulais qu’une chose: le quitter.»
Un matin, elle s’est levée du divan et lui a dit qu’elle ne l’aimait plus, qu’elle voulait divorcer, et qu’il devait partir. Patrick a pleuré et supplié. Rien n’y fait. Caroline est de marbre.
«Je suis allée porter la petite à la garderie, et quand je suis rentrée, il n’était plus là. J’ai crié: “Partyyyy!” Enfin, j’allais pouvoir penser juste à moi.»
Et là, tu as fait quoi? Elle baisse les yeux, en tripotant son mouchoir. «Je suis partie sur une méchante virée! C’était la rumbata! Speed, ecstasy, alcool… je couchais avec plein de gars.»
Il y a des vides comme ça, dans la vie, qui vous grugent de l’intérieur.
Les sentiers de perdition
Ce vide, pour Caroline, est arrivé à la naissance. À cause d’un manque d’oxygène au cerveau, son trouble de motricité fine, d’équilibre et d’apprentissage la place à part de tout et de tous. Même à l’école spécialisée, elle encaisse le rejet et l’intimidation.
Elle pose toujours la même question: «Maman, pourquoi je vis?» Pas de réponse.
Et pas de cinquième secondaire non plus. Naïve et bonne, elle est victime d’agressions psychologiques et sexuelles.
À 20 ans, elle se révolte. Elle passe ses soirées dans les bars, debout sur les hautparleurs, ivre et à moitié nue. Les gars tournaient autour d’elle. Elle en choisissait un pour la nuit. N’importe qui.
«J’en ai fait baver à mes parents. Ma mère essayait de me comprendre, mais je lui disais: “Comment veux-tu que je sois heureuse quand ma vie, c’est d’la marde! Pourquoi je suis sur terre? Pour souffrir?”»
J’écoute Caroline. Un long silence s’installe. Son gros chien vient lui faire un câlin, comme pour la consoler. Même après tout ce temps, les cicatrices font mal.
On replonge dans le passé. Les crises d’angoisse et de panique sont quotidiennes. Sa psychiatre lui fait comprendre que la mort de sa grand-mère lui avait causé un choc émotionnel. Et le souvenir occulté d’une agression sexuelle de la part de son cousin remonte à la surface.
Comme si ce n’était pas assez, un soir, le chum de sa coloc la viole. À la cour, la coloc témoigne contre elle. Le chum est acquitté. C’était son témoignage contre le sien.
«Ma mère pleurait en répétant qu’il n’y avait pas de justice. Ça lui avait fait revivre son propre viol à 14 ans… Moi, j’ai répondu quelque chose d’étrange, quelque chose qui ne venait pas de moi, on dirait. J’ai dit: «Oui, maman, il y a une justice.»
«Je regardais ma vie; je n’avais jamais fait de mal à personne, j’avais toujours été bonne. Cette voix au fond de moi disait: “Moi aussi, Caroline, j’ai été jugé, et moi non plus je n’avais rien fait.” J’ai su, comme instinctivement, que c’était le Christ.»
Le démon du midi
Peu de temps après, Patrick arrive dans la vie de Caroline, comme un baume sur une plaie béante. Ils se marient, semblent être heureux, mais Caroline, happée par son passé, tombe en dépression.
«Toujours à la maison, en pyjama, sans me laver. Un jour, complètement soule, il me vient l’idée de me couper un doigt. Une envie irrésistible! La folie!»
On amène Caroline en psychiatrie. On propose la zoothérapie. Ça fait un temps, mais ça ne dure pas. Toujours pas de réponse à ses questions existentielles. Elle décide d’arrêter tout ça – antidépresseurs inclus. «Ça m’avait fait prendre tellement de poids que c’était rendu que je portais les vêtements de mon mari!» lance Caroline.
«Puis est arrivée la plus belle chose qui soit: un bébé! Après avoir tant souffert, j’avais la vie en moi et j’avais Patrick. Moi qui ne croyais plus à l’amour, soudainement, j’en avais plein!»
Enfin, pourrait-on dire, tout allait pouvoir se tasser pour Caroline, et le jeune couple voguerait, tranquille, au gré des jours… Eh bien, non.
Caroline se blesse à l’usine – la machine qu’elle fait fonctionner est défectueuse et elle doit exécuter des manœuvres inhabituelles de façon répétitive. Résultat: bursite, tendinite, opérations, multiplication des piqures de cortisone et, enfin, conflit avec la Commission de la santé et de la sécurité au travail… donc pas de physiothérapie. Elle gagne sa cause auprès de la CSST, mais trop tard. Le mal est fait: ses bras restent handicapés, elle ne peut plus travailler. On lui offre les services d’un psychologue; elle refuse. Elle décide d’être maman à la maison.
C’est là, au bout de deux années, que le fameux démon du midi est venu la faucher, ce «fléau qui ravage en plein midi». Patrick était parti. Caroline était en plein dérapage. En clavardant, elle rencontre un gars captivant, légèrement bizarre.
«Il m’attirait. Je l’ai appelé et il a commencé à me raconter ma vie. Je ne le connaissais même pas, mais il savait tout de moi! Il avait même décrit mon tatouage à l’épaule!»
Le temps était suspendu. Fascinée, Caroline lui demande s’il a un don. Lui ricane. Elle le rencontre le soir même. Ils couchent ensemble.
Rapidement, le sexe devient étrange. Puis carrément glauque. C’était un adepte du sadomasochisme; Caroline se laissait faire, totalement sous son emprise. Une nuit, lors d’un acte sexuel particulièrement sordide, elle voit ses yeux changer, puis son visage en entier.
«C’était comme le diable… Moi? J’avais même pas peur! “T’as pas peur?” qu’il m’a demandé une fois. J’ai dit non. “Je vais t’envoyer parmi les loups!” ”OK! j’ai dit. Vas-y!”»
Le souffle coupé, je demande à Caroline comment elle peut expliquer ça.
«C’était comme si, inconsciemment, je méritais tout ça parce que j’avais brisé ma famille…»
Mais il y avait une emprise psychologique aussi, non?
«Oui! Mais c’était plus que ça… Je ne ressentais rien physiquement. Il pouvait me faire ce qu’il voulait – et il l’a fait –, je n’éprouvais aucune douleur. N’importe qui aurait eu mal; c’était inhumain. Moi, je ne ressentais absolument rien.»
Quoi? Tu étais en transe, ou je ne sais quoi? «Aujourd’hui, je peux le dire, même si je vais passer pour folle: je sais que c’est Dieu qui m’a protégée afin que je puisse aujourd’hui raconter mon histoire et m’en servir pour aider les autres et prier pour eux.»
Dans les ténèbres
Caroline me dit que c’est le Christ qui l’a sortie de là.
— Je te crois!
— J’ai voulu le suivre. Il a continué à me parler. Pas avec des mots. Avec des impressions, des intuitions.
— Parles-tu de locutions (1)?
— Oui, c’est ça. Mon directeur spirituel m’a expliqué que c’est ce que je vivais. Je ne le savais pas. Grâce à ça, et à mon passé, et à tout ce que je vis depuis ma conversion, il m’a encouragée à partager mon histoire.
— Caroline, tu vas trop vite! Comment es-tu sortie de cet esclavage?
— Un jour, en entrant dans ma chambre, mon regard s’est fixé sur la statuette de la Vierge que j’avais placée dans un coin, par terre, face au mur. Je l’avais placée comme ça pour la punir… Je lui ai dit: «Ce qui se passe n’est peut-être pas bien…Vierge Marie, si ce gars-là n’est pas pour moi, alors enlève-le de mon chemin.»
Le lendemain, Caroline est retournée chez ce gars qui l’envoutait; Karine, une amie, y était.
«Il n’avait pas d’emprise sur elle. Ça se voyait. À un moment donné, elle m’a serré très fort dans ses bras, et j’ai senti l’immense amour qu’elle avait pour moi… Un amour sans mesure… C’est cet amour-là qui m’a réveillée.
«Puis, lui, il a décidé de me faire entendre Le mémorandum de Dieu. Il ne m’avait pas droguée cette nuit-là, alors j’écoutais et je pleurais. Soudainement, il m’a dit que j’étais trop bonne et qu’il ne pouvait pas continuer à me faire du mal, alors que moi, je ne lui faisais que du bien… “Ta place n’est pas avec moi, a-t-il fini par dire, c’est avec ton mari et ta fille.”»
Du fond de ses ténèbres, Caroline entend que c’est Dieu qui l’appelle. Si elle ne répond pas maintenant, alors, il n’y aura pas de retour possible.
«Sais-tu ce qu’il a fait, mon mari, pendant tous ces mois-là? Il a prié pour que je revienne. Il n’avait jamais prié de sa vie.
Suspendue à ses lèvres, j’attends la suite de l’histoire, mais elle pleure en silence. Elle balbutie: «Alors… je suis retournée vers mon mari.»
L’amour – de sa fille Karine et de son mari Patrick – a arraché Caroline à la mort.
«Sais-tu ce qu’il a fait, mon mari, pendant tous ces mois-là? Il a prié pour que je revienne. Il n’avait jamais prié de sa vie. Il est allé à l’Oratoire Saint-Joseph tous les vendredis et faisait bruler un lampion à la Sainte Famille. Il allait embrasser les pieds de Jésus en le suppliant, lui disant qu’il était prêt à prendre une partie de mes péchés.»
Nuit de lumière
De retour à la maison, Caroline décide de suivre Dieu, désormais, convaincue qu’il venait de la sauver. La question qu’elle n’avait cessé de se poser trouvait sa réponse.
«La vie, ma vie, avait un sens! Et aujourd’hui, quinze ans plus tard, c’est clair: je travaille pour Dieu. Il me donne beaucoup de grâces, même si je souffre tout le temps. Sauf que, aujourd’hui, je souffre avec amour, et cet amour libère ceux pour qui je prie.»
Comment ça, tu souffres tout le temps?
«Je passe par des nuits obscures, comme celle de saint Jean de la Croix, cette “vive flamme d’amour”, comme il dit. Cette épée enflammée qui transperce le cœur, comme sainte Thérèse d’Avila. Moi, la moins que rien, je vis cette intimité avec le Seigneur dont parlent tous les saints!»
Après avoir tant souffert, Caroline est maintenant missionnaire, une «âme victime», comme elle dit. «Dieu prend mes souffrances pour la conversion des autres. Il m’a demandé si j’acceptais de souffrir pour ça, et moi… j’ai dit oui!»
Beaucoup croiront qu’elle est folle, et elle le sait. De toute façon, dit-elle, elle a toujours passé pour telle, cela ne changera pas grand-chose… Ce qui est différent, c’est qu’aujourd’hui elle dit qu’elle est folle «dans le bon sens». Elle demande même à Dieu de la rendre «encore plus folle».
«Jésus aussi était fou! Se faire crucifier par amour… Faut être fou! Toute ma vie, on m’a dit que j’étais folle, mais là, c’est par amour.»
C’est ça, le scandale de la Croix. Chaque jour, depuis sa conversion, on peut voir Caroline au service du Sanctuaire de la Réparation, à Pointe-aux-Trembles. Une «âme réparatrice» est à l’œuvre dans la chapelle de la Réparation. Des âmes souffrantes vont la voir, se confier, pleurer. Y aurait-il une âme que Caroline ne saurait entendre et comprendre?
Le soir, elle rentre à la maison et travaille ses cartes. Des cadeaux qu’elle offre gratuitement à ceux et celles que le Bon Dieu met sur son chemin. «Il me dit quoi écrire dans les cartes. Il me dit quelles couleurs utiliser. Et quand c’est fini, il me dit à qui les donner. Je n’entends pas sa voix; c’est plus comme une idée, une conviction profonde, une vérité, qui se manifeste. Quand c’est le temps de prier pour quelqu’un, je vois son visage dans mes rêves, je ressens sa détresse, sa joie, sa peine, son cœur.»
Les ténèbres les plus ténébreuses ne sont pas venues à bout de Caroline, comme le dit si poétiquement le psalmiste: «Même les ténèbres ne sont pas ténébreuses pour toi. Et la nuit devient lumineuse comme le jour, les ténèbres sont comme la lumière» (cf. Ps 139). De quoi s’émerveiller de cette proximité de Dieu; dans la nuit la plus sombre, aux extrémités de la détresse, sa présence lumineuse ne rencontre aucun obstacle.
Caroline, au bout du compte, c’est déjà un peu de Ciel sur la terre. Une résurrection des morts. Une mystique parmi les loups.
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Notes:
(1) Les locutions, appelées «révélations privées», sont, dans la théologie catholique, des messages de Dieu qui se situent en dehors des canons bibliques. Au fil de l’histoire, certaines ont été reconnues par l’autorité de l’Église. «Elles n’appartiennent pas au dépôt de la foi. Leur rôle n’est pas d’“améliorer” ou de “compléter” la Révélation définitive du Christ, mais d’aider à en vivre plus pleinement à une certaine époque de l’histoire. Guidé par le Magistère et par l’Église, le sens des fidèles sait discerner et accueillir ce qui dans ces révélations constitue un appel authentique du Christ ou de ses saints à l’Église» (Catéchisme de l’Église catholique, article 67).