Sous les rails du SkyTrain de Vancouver, Mildred Moy remarque un sans-abri recroquevillé sous des boites de carton et des sacs en plastique. « Bonjour, monsieur, avez-vous faim? » L’homme se retourne, sourit et accepte la nourriture qu’on lui tend. Après quelques échanges amicaux, Mildred fait une prière et poursuit sa route. Sa nuit de travail ne fait que commencer. Des dizaines d’autres démunis l’attendent ce soir dans les rues les plus malfamées du pays. Portrait d’une femme qui consacre sa vie à visiter ceux et celles que l’on a oublié d’aimer.
Née à Hong Kong dans une famille catholique, Mildred Moy arrive à Vancouver en 1985 pour étudier en science de l’informatique. À l’université, elle constate que les hommes portent souvent un regard condescendant sur les femmes. « Ils pensaient être meilleurs que nous. J’ai donc voulu prouver qu’ils avaient tort. » Elle se donne pour objectif de s’élever jusqu’au sommet de l’échelle sociale : « Je visais à être le patron, pour que les hommes travaillent pour moi et que je sois mieux payée qu’eux. »
Alors qu’elle progresse dans cette démarche, Mildred prend conscience que sa quête de pouvoir et d’argent n’est pas compatible avec ses valeurs chrétiennes. Ne voulant rejeter ni sa foi ni son emploi, elle choisit plutôt de se diviser en deux : « J’ai pris la décision de vivre un pied sur le chemin du Christ et l’autre pied sur le chemin du monde. » Elle continue donc d’aller à l’église tous les dimanches, mais consacre le reste de son temps à sa carrière, qui progresse d’ailleurs très bien. De promotion en promotion, elle finit par travailler pour IBM, avec un salaire très avantageux. « Mais à mesure que j’avançais, avoue-t-elle, mon cœur devenait de plus en plus vide. »
« Je vais lui donner une chance »
Vu de l’extérieur, Mildred semble pourtant aller très bien. « J’avais un copain, une voiture sport et je portais des vêtements de marque. Je possédais tout ce que le monde nous dit que nous devons avoir pour réussir, mais je n’étais pas heureuse. Mon âme était dans un état si sombre que c’était insupportable. Je n’arrivais pas à rester seule avec moi-même. J’en suis arrivée à penser que la vie était absurde et que je n’aurais jamais d’enfants. Pourquoi se donner du trouble à donner la vie dans un monde sans but? »
Alors que le désespoir la guette, on annonce à sa paroisse une série de conférences spirituelles pour se préparer à l’arrivée de Noël. Mildred regarde le crucifix et se dit : « Je vais lui donner une chance. Mais une seule. » Lors du premier enseignement, les paroles du prêtre la bouleversent : « Il m’a convaincue que, si j’avais été la seule personne sur terre, Jésus serait quand même venu offrir sa vie pour moi. Je savais que Dieu aime l’humanité, mais je ne pensais pas qu’il se préoccupait de moi en particulier. »
Cinq jours plus tard, le religieux l’invite à recevoir le sacrement du pardon : « Cela faisait dix ans que je ne m’étais pas confessée. J’avais peur et j’étais gênée. Mais par la confession, Dieu m’a mystérieusement montré comment, durant toutes ces années où je me tenais loin de lui, il n’avait cessé de me rappeler à lui. Qui suis-je pour que Dieu me cherche ainsi? » Saisie par un tel amour, elle se met à verser d’abondantes larmes, « au point où le plancher était tout mouillé! ».
« J’ai l’amour! »
À partir de ce jour, Mildred change de cap : elle ambitionne désormais de s’unir à Dieu. Alors qu’elle feuillète un magazine, elle tombe sur un article qui traite du programme de rétablissement en douze étapes des Alcooliques anonymes : « Nous avons admis que nous étions impuissants. […] Nous avons décidé de confier notre volonté et notre vie aux soins de Dieu. […] Nous avons cherché par la prière et la méditation à améliorer notre contact conscient avec Dieu » (Les Alcooliques anonymes, 2014). Mildred est saisie : « Je me suis dit que ces étapes étaient si puissantes qu’elles pouvaient surement aider quiconque voulait se rapprocher de Dieu. »
« Si la personne rencontrée se sent plus aimée, c’est déjà une victoire! »
Le même jour, elle voit l’annonce d’une maison de thérapie à la recherche d’accompagnateurs professionnels pour le programme en douze étapes. « Je les ai immédiatement appelés et leur ai dit avec une certaine audace : “Je n’ai aucune compétence, mais j’ai l’amour!” Eh bien, ils m’ont invitée à les visiter le samedi suivant. » En poussant la porte d’entrée, la première personne qui l’accueille est une femme de son âge, comme elle originaire de Hong Kong. « Elle a partagé avec moi tout ce qu’elle vivait : maladies cérébrales, abus sexuels, alcool, drogues, prostitution, etc. J’ai demandé à Dieu : “Pourquoi elle va si mal et pas moi?” Je n’ai toujours pas la réponse, mais j’ai au moins compris que, si j’avais été si chanceuse, le minimum que je pouvais faire, c’est de redonner au suivant. » Ce jour-là, elle s’engage à visiter, chaque vendredi, les résidents de cette maison. « Plus je les écoutais, plus ma foi grandissait, car je voyais Dieu agir dans leurs vies! »
Missionnaire de rue
En 2003, Mildred sent l’appel à se donner davantage et décide de quitter son travail. Des hautes tours du quartier des affaires, elle descend dans les rues du Downtown Eastside. « Je me suis rendu compte que, lorsque je militais pour la justice des femmes, je le faisais beaucoup plus pour moi-même que pour les autres, pour que je puisse m’élever aux yeux du monde. Mais Dieu m’a indiqué qu’il voulait que je m’abaisse et que je lutte avant tout pour les plus malaimés de notre société. »
Rapidement rejointe par d’autres volontaires, elle met sur pied une mission à sa paroisse, qui la conduira à fonder en 2016 l’organisme Catholic Street Missionaries. Quatre fois par semaine, elle part à la rencontre des prostituées, des mendiants et des sans-abris du centre-ville avec des équipes de jeunes adultes. Elle leur offre d’abord de quoi manger pour briser la glace. Puis, elle engage une conversation afin de construire une relation sincère avec eux. « Ils sont très seuls. Presque personne ne prend le temps de parler gratuitement avec eux! »
Avant de poursuivre leur chemin, les missionnaires de rue prennent soin de leur laisser une carte avec un numéro de téléphone, en cas de besoin. Ils leur proposent aussi de prier. « La plupart aiment la prière, mais on ne s’impose jamais. On ne fait pas de prosélytisme religieux. Certains aiment Dieu et d’autres ont du ressentiment contre lui. Mais plusieurs nous disent avoir l’impression que Dieu les protège. Et parfois, en devenant amis avec nous, leur image de Dieu s’améliore. »
De l’espoir pour les junkies ?
Affamée de justice, Mildred s’inquiète du manque criant de centres de désintoxication à Vancouver. Ces lieux spécialisés permettent aux toxicomanes de se sevrer avant d’entrer en thérapie. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les demandes d’aide qu’elle reçoit excèdent de beaucoup les places disponibles. « Souvent les junkies sont prêts, mais doivent attendre des mois avant de pouvoir entrer en désintoxication. » Le gouvernement doit faire plus selon elle, et les citoyens doivent aussi s’investir personnellement.
En 2023, 4 821 personnes itinérantes ont été recensées dans l’agglomération de Vancouver, soit une augmentation de 32 % en trois ans. Les causes principales observées sont le manque de revenus (35 %), la consommation de drogues (24 %) et la maladie mentale (16 %).
Si elle a vu des dizaines de démunis s’en sortir, Mildred sait que des centaines d’autres ne sont pas prêts à changer de vie. « Si mon seul objectif était de les voir tous quitter la rue, je me serais rapidement découragée. C’est pourquoi je vise d’abord à ce que chacun arrive à connaitre l’amour personnel de Dieu. Les junkies ne font que chercher l’amour dans la mauvaise direction, parce qu’ils ont trop de douleurs dans leur cœur. Je dis toujours à mes volontaires : “La chose la plus importante, c’est de les aimer. Si la personne rencontrée se sent plus aimée, c’est déjà une victoire!” » Ces deux objectifs – se savoir aimé et changer de vie – sont pour elle inséparables. « Je ne pourrais vouloir l’un sans l’autre, car je crois et j’ai vu que c’est par Jésus qu’ils ont le plus de chance de quitter la rue. »
Développer sa capacité d’aimer
Après 20 ans au service des plus pauvres parmi les pauvres, Mildred est convaincue qu’elle a tout autant reçu que donné.
« En fréquentant les pauvres, j’ai développé ma capacité d’aimer. Plus tu accueilles ceux qui sont difficiles à aimer, plus tu deviens aussi capable d’accueillir les parties de toi que tu n’aimes pas. » Plus que jamais, elle sait que Dieu l’aime. « Si j’arrive à aimer ces gens avec mon faible amour humain, alors combien plus Dieu doit aimer chacun de nous! »
Dans la rue, elle comprend aussi que la Bible est avant tout un livre pratique. « C’est en mettant les Écritures en pratique que ma vie s’est unifiée. Avant, j’étais écartelée entre Dieu et le monde. Maintenant, j’avance les deux pieds avec le Christ. »
En 2013, le pape François lui a décerné la médaille Benemerenti en reconnaissance pour son service exceptionnel envers la collectivité. Depuis, Mildred ne cesse de méditer cette Parole : « Qui s’élèvera sera abaissé, qui s’abaissera sera élevé » (Matthieu 23,12).