Casgrain
Illustration: Marie-Hélène Bochud

L’abbé Casgrain: par-delà les idées reçues

On m’a demandé d’écrire sur Henri-Raymond Casgrain. Quelle belle occasion de travailler sur l’histoire littéraire québécoise! La commande était claire: il me fallait le faire connaitre et… aimer. C’était là tout le problème. L’abbé Casgrain ne m’était pas spécialement sympathique. J’avais en tête le stéréotype le plus commun, celui du traditionaliste qui empêcha la «vraie littérature» d’émerger en la cantonnant dans des normes politiques et religieuses. C’était une vision caricaturale, il va sans dire, et j’en étais bien consciente. Il me restait donc à me lancer sur les traces de cet homme de lettres marquant de la deuxième moitié du 19e siècle. J’allais découvrir les multiples dimensions de cet abbé Casgrain.

L’histoire d’Henri-Raymond Casgrain débute le 16 décembre 1831 à Rivière-Ouelle, dans la région du Bas-Saint-Laurent. C’est là, dans le manoir seigneurial familial, qu’il grandit.

Il nait au sein d’une famille politique et lettrée. Avocat, fonctionnaire et homme politique, son père, Charles-Eusèbe Casgrain, est député de Kamouraska. Sa mère, Élisabeth-Ann Baby, une femme cultivée, est issue d’une famille fort influente du Haut-Canada.

Le jeune Henri-Raymond fait ses études au Collège de Saint-Anne-de-la-Pocatière. Il y termine son cours de théologie et y enseigne la littérature, le catéchisme ainsi que le dessin avant d’être ordonné prêtre le 5 octobre 1856:

Jour de mon ordination, date mémorable s’il en fut jamais dans ma vie. Je ne puis me rappeler ce jour sans éprouver des émotions impossibles à rendre.

Souvenances, p. 228

À la suite de son ordination, il reçoit quelques charges ecclésiales, mais sa santé vacillante le force à des congés. Atteint d’une maladie oculaire qui finira par le rendre aveugle, l’abbé Casgrain se voit définitivement dispensé des devoirs de la vie religieuse en 1872.

Il se retire au couvent des sœurs du Bon-Pasteur de Québec en 1878, où il meurt en février 1904. À quoi occupe-t-il son temps durant cette longue retraite d’une trentaine d’années? C’est à la vie littéraire, qui l’intéresse déjà depuis un moment, qu’il s’applique.

Le contexte sociopolitique de 1860

Dès son enfance, Casgrain reçoit de sa mère un important héritage culturel. Il écrit: «Le gout, ou pour mieux dire, la passion de ma mère pour les livres, même les plus sérieux, était un exemple trop frappant et trop continuel pour qu’il ne fît pas impression sur ses enfants» (Souvenances, p. 83). Casgrain s’intéresse très tôt à la lecture et intègre rapidement la vie littéraire de son temps.

Cependant, il ne se définit pas véritablement comme un homme de lettres, mais plutôt comme un historien. On dit d’ailleurs qu’il est l’un des meilleurs du 19e siècle. Le contexte sociohistorique de cette époque mérite ici d’être rappelé, afin de mieux comprendre l’intrication de ces diverses fonctions.

Au moment où Casgrain publie ses premières légendes canadiennes et alors que prend forme le Mouvement littéraire en Canada (1860), une vingtaine d’années seulement s’est écoulée depuis le fameux rapport Durham (1839) et l’Acte d’union (1840).

Le rapport de lord Durham, gouverneur général dépêché par la couronne britannique pour enquêter sur les Rébellions patriotes de 1837-1838, reléguait les Canadiens français au statut de peuple sans littérature et sans histoire. Le même rapport suggérait l’union des deux Canadas afin notamment d’assimiler les Canadiens français (Bas-Canada) aux Canadiens anglais (Haut-Canada). Cette recommandation se réalise l’année suivante par l’Acte d’union.

À cet arrière-plan politique s’ajoute la réalité culturelle du Canada français, où le livre est une denrée rare. Il existe peu de bibliothèques, outre les très restreintes et pauvres bibliothèques de paroisses. Le livre français neuf s’avère couteux et difficile à se procurer, puisqu’il doit irrémédiablement passer par l’Angleterre pour être importé. Qui plus est, l’édition en sol canadien-français demeure pratiquement inexistante.

Dans ce contexte, le développement de la littérature est intimement lié au sort de la nation et de son histoire. Or, on voit bien que la littérature manque de tout pour prendre son essor.

La vision littéraire nationale de Casgrain

C’est dans ce cadre que Casgrain promeut un programme littéraire qu’il énonce clairement dans un texte intitulé «Le Mouvement littéraire en Canada». Il est publié en 1863 dans Le foyer canadien, une revue dont Casgrain est l’un des fondateurs. Pour lui, la littérature doit être ancrée dans la religion catholique et dans la langue française en plus de s’inscrire dans les paysages canadiens-français:

Si, comme il est incontestable, la littérature est le reflet des mœurs, du caractère, des aptitudes, du génie d’une nation, si elle garde aussi l’empreinte des lieux d’où elle surgit, des divers aspects de la nature, des sites, des perspectives, des horizons, la nôtre sera grave, méditative, spiritualiste, religieuse, évangélisatrice comme nos missionnaires, généreuse comme nos martyrs, énergique et persévérante comme nos pionniers d’autrefois […].

Œuvres, tome 1, p. 26

Ce discours sur la littérature sera si efficacement diffusé qu’il prendra bientôt le dessus sur la littérature libérale qui avait cours auparavant. Ce sera pendant un temps la victoire de cette vision sur celle d’une littérature plus «moderne», plus tournée vers le futur que vers le passé et, surtout, libre de normes politiques et religieuses.

Cette vision éclaire les motivations de Casgrain, qui privilégie les grandes œuvres historiques. Elle explique le retour aux origines mystiques de la Nouvelle-France et l’accent mis sur la mission providentielle du Canada français en Amérique.

Les écrits de l’abbé sont d’ailleurs orientés vers l’histoire canadienne-française avec ses légendes (Les légendes canadiennes) et ses grands acteurs, érigés en héros ou en saints (Histoire de la mère Marie de l’Incarnation, Catherine de Saint-Augustin notamment à travers l’Histoire de l’Hôtel-Dieu de Québec et Montcalm et Lévis sont des exemples).

Notez que Marie de l’Incarnation est pratiquement inconnue à l’époque où Casgrain écrit sur elle. L’écriture de Casgrain a d’ailleurs quelque chose du processus de canonisation: au Canada français, tout est à faire, l’histoire et la littérature comme les saints!

Les chapeaux de l’abbé Casgrain

Casgrain ne se contente pas d’écrire. Certes, on lui doit plus d’une vingtaine d’ouvrages, sans compter une correspondance importante (plus de 5000 lettres provenant de 805 correspondants partout autour du globe), mais sa vie littéraire a plusieurs facettes. Casgrain est l’un de ces hommes-orchestres qui marqueront notre histoire littéraire (je pense aussi à Mgr Camille Roy, qui le succèdera dans cette tradition). Il déploie en effet sa présence sur tous les fronts afin qu’adviennent cette littérature et, par elle, la nation et son histoire.

Casgrain se fait critique, mentor, médiateur entre écrivains et imprimeurs, et instigateur de plusieurs initiatives visant à rendre possible et à dynamiser la littérature au Canada français. Il diffuse la littérature d’ici, fonde des revues pour pallier l’absence d’éditeurs, met en place un système de remise de livres canadiens en prix dans les écoles (établissant ainsi le premier canon de la littérature canadienne-française), ramasse des fonds pour publier des auteurs qu’il soutient, etc.

Cet article est tiré de notre numéro spécial BÉATITUDES. Abonnez-vous gratuitement en cliquant sur la bannière.

Figure centrale des milieux littéraires canadiens-français, Casgrain fréquente à Québec un regroupement d’hommes de lettres dont les orientations sont diverses. En cela, Casgrain aspire, plutôt qu’à former une chapelle, au véritable avancement de la littérature.

Autre fait notable: Casgrain est le premier professeur de littérature à l’Université Laval. Il est professeur à la Faculté des arts de 1887 à 1895, puis professeur d’histoire de 1895 à 1904.

De 1858 à 1899, l’abbé Casgrain voyage énormément. C’est l’occasion pour lui de mener des recherches documentaires pour ses projets d’écriture et aussi de ménager ses yeux, qui souffrent de la blancheur réfléchissante de la neige canadienne. Outre ses nombreux voyages en Europe, et même jusqu’en Orient, il explore les États-Unis et visite l’ile de Cuba. Cela lui permet non seulement d’étendre sa vaste culture et son érudition, mais aussi de développer un réseau de sociabilité impressionnant qu’il utilisera pour faire connaitre la littérature d’ailleurs ici et inversement.

On voit alors que, derrière le stéréotype d’un homme replié sur le passé national, se cache une figure ouverte sur le monde contemporain, qui semble croire, quelque part, en une littérature universelle.

Casgrain, un moderne qu’on ignore?

On s’étonnera de découvrir que Casgrain se pense en moderne. Mettant de l’avant son amour pour le romantisme, il écrit:

Est-ce à une époque comme la nôtre, où l’on ne cesse de jeter à la face du clergé les épithètes de rétrograde, d’obscurantiste, qu’on lui ferait un reproche de ne pas se tenir en dehors du mouvement littéraire, le plus grand levier du monde moderne?».

Œuvres, tome 1, p. 11

Alors que la modernité littéraire arrive tardivement au Canada français, qu’elle se fait avant tout ressentir dans l’esprit plutôt que dans la lettre, dans l’attitude plutôt que dans la forme textuelle, il importe de mettre en évidence chez Casgrain ce désir d’être de son temps.

À défaut de favoriser la liberté sans condition dans l’acte d’écrire, il donne une impulsion, ouvre un champ des possibles à la littérature. C’est en ce sens qu’on doit lui reconnaitre le titre de père de la littérature canadienne qu’il s’est lui-même attribué. Plusieurs de ses contemporains appuient d’ailleurs cette nomination, n’en déplaise à Camille Roy, qui tentera plus tard de figer le «Mouvement» de Casgrain en le rebaptisant «École patriotique de Québec» [je souligne].

Lire Casgrain aujourd’hui

Le rôle de Casgrain dans le développement de notre littérature est ainsi bien établi. Sa position m’apparait aussi plus nuancée et, par le fait même, intéressante. Maintenant, qu’en est-il de ses écrits? Y a-t-il encore pour nous, monsieur et madame Tout-le-Monde, un certain intérêt à le lire?

Pour ma part, ses légendes et ses grandes trames historiques ont peu attiré mon attention. J’y décèle un peu trop le «programme» et un attachement un peu compassé à la religion. En revanche, j’ai été absorbée par la lecture des Souvenances canadiennes. C’est le Casgrain de la petite histoire, le témoin de son temps qui s’y révèle.

Cet ouvrage jusqu’alors inédit a été publié pour la première fois en 2016 grâce aux soins de Gilles Pageau. Entre mémoire et autobiographie, les Souvenances sont le dernier ouvrage achevé par l’abbé à la fin de sa vie.

J’y retrouve les qualités du conteur et du témoin d’une autre époque qui m’avait intéressée dans un tout petit texte de ses Œuvres complètes, intitulé «Éclaircissements sur la pêche aux marsouins». J’avais alors été captivée par le récit de cette pêche aux cétacés aujourd’hui impensable:

Quand on a une fois contemplé pareille scène, on ne l’oublie plus.

Œuvres, tome 1, p. 572

Les Souvenances offrent au lecteur le même bond dans l’histoire, le même rapport fascinant au passé. Sur le mode du «je», Casgrain retrace les grandes lignes de sa vie et permet ainsi de revenir sur sa trajectoire et sur la genèse de ses œuvres. Le regard subjectif de l’auteur donne un accès plus humain à sa personne (même sa foi se révèle ici plus sincère), et aussi à toute une époque.

Médiateur de son époque

Casgrain trace ainsi les contours de certaines figures, grandes ou petites, de son temps. J’ai été attendrie par la lecture de son portrait du Dr Hubert LaRue, qui témoigne d’une sincère affection pour le personnage. Le célèbre professeur de l’Université Laval reprend vie:

«Comme conférencier, il se distinguait par l’humour, le tour gaulois, le mot d’esprit qui éclatait à l’improviste comme un coup de pistolet et faisait crouler la salle sous les applaudissements. […] au moral, caractère d’acier, ouvert, franchise parfois excessive avec des réparties mordantes, père de famille modèle, fou de ses enfants, sacrifiant tous ses loisirs à leur amusement et à leur éducation, composant des petits traités à leur usage, les faisant imprimer pour les mettre entre leurs mains, les expliquant à chacun d’entre eux avec une sollicitude vraiment touchante» (Souvenances, p. 304).

Le lecteur peut également faire la rencontre du grand écrivain états-unien Longfellow, que Casgrain a visité lors d’un voyage à Boston (Souvenances, p. 387), ou encore revivre les tragiques évènements de Kamouraska qui inspireront plus tard le fameux roman d’Anne Hébert (Souvenances, p. 158).

À travers ces Souvenances, on prend plaisir à découvrir la vie de Casgrain, on s’étonne de sa richesse. Ce qui relève de l’anecdotique s’anime sous sa plume sensible et rejoint la grande Histoire. Henri-Raymond Casgrain apparait alors dans toute son humanité, et son talent d’écrivain le rend plus vrai que le stéréotype auquel nous sommes habituellement exposés.

Pour aller plus loin:

Casgrain, H.-R., Œuvres complètes de l’abbé H. R. Casgrain, Montréal, C.O. Beauchemin & Fils, libraires-imprimeurs, 1896, 4 volumes. (Les Œuvres complètes sont numérisées et disponibles en ligne sur le site de la BAnQ.)

Casgrain, H.-R., Souvenances canadiennes, texte établi, présenté et annoté par Gilles Pageau, La Pocatière, Société d’histoire de la Côte-Sud, 2016, 559 p.

Émilie Théorêt

Émilie Théorêt détient un doctorat en études littéraires. En historienne de la littérature, elle aime interroger les choix qui ont façonné et qui façonnent encore la société québécoise.