Un chef d’orchestre entretient-il le même rapport avec ses musiciens qu’un prêtre avec ses fidèles ? Peut-on dire que, dans les deux cas, leur trop grande humanisation entraine une perte de transcendance ? Vouloir un prêtre trop accessible nous éloigne-t-il du mystère de l’eucharistie ?
Je suis musicien classique de formation et j’aime, de temps à autre, aller au concert. J’aime encore plus saisir la vision que l’interprète a de l’œuvre qu’il ressuscite.
L’interprète était cette fois-ci l’Orchestre symphonique du Conservatoire dirigé par Yannick Nézet-Séguin, un chef québécois à la carrière internationale fulgurante.
En deux heures, le public a eu droit à une première lecture en entier, puis à une bonne heure de commentaires et de corrections, et enfin à une seconde lecture intégrale, cette fois polie par la répétition. L’œuvre à exécuter était Don Juan, poème symphonique de Richard Strauss écrit à l’âge de 24 ans.
Un berger qui ressemble à ses brebis
C’était impeccable et enthousiasmant, tant au point de vue de la pédagogie que de l’efficacité. Le chef expérimenté a su capter l’attention et l’affection des jeunes musiciens pour les canaliser et les unifier dans une version finale nettement améliorée.
Ma réaction ne m’empêche pas de nourrir une gêne quant au rapport entre le chef et les musiciens. Le même sentiment que je ressens face à la dynamique entre prêtre et fidèles.
Je ne voyais pas un chef mais un grand frère, pas un meneur « au-dessus » mais un musicien très sympathique et accessible, un « gars comme nous autres », et qui ne s’en cachait pas. Un peu comme ces prêtres qui insistent davantage sur le côté pasteur ou animateur de paroisse que sur une fonction sacrale, indexée sur le mystère.
Un chef d’orchestre doit-il être sympathique au moment d’officier, même s’il s’agit d’une répétition ? Et le prêtre, lui qui demande au Seigneur de consacrer lui-même les offrandes et qui offre le sacrifice pour toute l’Église, est-il pédagogue, littéralement « conducteur d’enfants » ? Restons dans l’étymologie : un sacrifice, c’est faire du sacré, pas de l’émotion.
Un sacrifice, c’est faire du sacré, pas de l’émotion.
Une humanité uniquement tournée vers l’homme
Je sais bien que, si les chefs d’orchestre d’antan ont été révérés comme des demi-dieux, nombreux ont été des tyrans narcissiques finis. Certains n’hésitaient pas à humilier individuellement des musiciens devant leurs collègues. Je sais bien aussi que l’époque actuelle est davantage sensible au grand frère accessible, « ordinaire », qu’au père auréolé d’autorité.
Elle vibre plus à la spontanéité qu’à la culture, la grande culture. Et cela permet de susciter une adhésion plus spontanée, plus chaleureuse, comme j’ai pu l’entendre lors de la répétition.
Mais ce que l’on gagne en affect, le perd-on en transcendance ?
Cette accessibilité accrue se répercute dans le rapport à l’œuvre. Pendant la répétition, j’ai été frappé par la référence quasi exclusive à l’humanité de Don Juan. Rien, en revanche, sur le sens métaphysique de son orgueil démesuré et sur sa fuite en avant.
On avait affaire à un simple collectionneur de conquêtes féminines, à un baiseur invétéré en qui notre époque puritaine actuelle trouve désormais son nouveau monstre à abattre.
Sauf que Strauss, ou l’Eucharistie, c’est infiniment plus que ça. C’est, pour paraphraser Pascal, l’homme qui passe infiniment l’homme.
Pour aller plus haut
C’est que chez Strauss comme dans l’Eucharistie, il y a une aspiration tragique à aller au-delà, à se fracasser et à ressusciter. Après tout, Strauss a composé d’autres poèmes symphoniques aux titres révélateurs : Ainsi parlait Zarathoustra, Don Quichotte, Une Vie de héros, Mort et transfiguration. Par ailleurs, ses Quatre Derniers Lieder et ses Métamorphoses sont tout sauf sympathiques. Ces partitions sont crépusculaires, nietzschéennes, et pointent vers un douloureux désir de transcendance que, si l’on est chrétien, seul le Christ offre, par la croix.
Le grand frère chaleureux, accessible et compréhensif nous ouvre une porte spirituelle incontestable. Tout comme le prêtre animateur de pastorale nous invite à une cène alléchante. Mais nous résumons-nous à nos craintes et à nos envies humaines ou bien aspirons-nous à une autre réalité ? Cette réalité, ni le grand frère ni le gentil pasteur ne peuvent la signifier.
L’absence de monstres sacrés, qu’ils soient musicaux ou sacerdotaux, nous libère-t-elle des inhibitions passées ? Ou bien nous condamne-t-elle à nous contenter de notre simple humanité ?