Supporter patiemment les emmerdeurs

Je suis une romantique, que voulez-vous ! Mettez-moi devant une peinture de saint Ignace dévoré par les lions, de saint Clément jeté à la mer les pieds attachés à une ancre, ou encore de sainte Agathe dont on coupât les seins, et je m’enflamme ! 

Se plaire dans des images lointaines de martyrs… Du lyrisme chrétien à son meilleur !

« Tu veux apprendre la charité durant ce carême ? Alors, arrête d’imaginer que tu vas sauver le monde et apprends à supporter patiemment tes proches. C’est le combat d’une vie pour nous tous. Mariés ou pas, prêtres ou pas. » C’est avec ces paroles que mon directeur spirituel a pété ma bulle romantique. 

– Supporter les autres ? C’est poche. En quoi est-ce de l’amour ?
– Je te supporte patiemment moi. Et c’est un grand signe de charité à ton égard.
– Je ne veux pas que tu me supportes ! Je veux que tu aimes passer du temps avec moi. Que tu me trouves sympathique ! Je ne suis quand même pas une emmerdeuse !
– Hum… C’est vrai que tu as un certain talent pour emmerder parfois profondément les autres… Mais réjouis-toi : je te supporterai toujours. Et n’essaie pas d’être sympathique avec moi. C’est si mondain comme qualité. Deviens sainte plutôt. Lis ce livre. Tu vas comprendre.

Le livre en question s’intitule Solo l’amore crea (Seul l’amour crée) et est écrit par un prêtre italien, don Fabio Rosini. Il porte sur les sept œuvres de miséricorde spirituelles, l’une d’elles consistant à « supporter patiemment les gens ennuyants ».

Ni tolérer ni juger de haut

Rosini l’explique d’emblée : supporter quelqu’un, ce n’est pas le tolérer, selon la mode des bienpensants d’aujourd’hui. Tolérer, c’est se rendre indifférent. C’est penser que l’autre peut s’encrasser dans son mal et ses erreurs, tant qu’il ne me nuit pas personnellement. Cette tolérance ne fait toutefois jamais long feu. Les « tolérants » finissent par devenir de sévères inquisiteurs. Suffit de lire l’actualité pour s’en convaincre…

Selon l’étymologie du terme, supporter son prochain, c’est en réalité le « porter ». C’est tenir à lui, même quand il nous irrite, même quand il commet objectivement le mal. C’est dire « je suis de ton bord et je ne te lâcherai jamais ».

Supporter les autres, ce n’est pas non plus l’affaire de celui qui se prend pour le « bon petit religieux parfait », celui qui pense ainsi selon don Fabio : « Je suis une bonne personne, je te supporte ; toi, tu es exécrable, qu’on se le dise, mais pas moi. » Celui qui affiche un « sourire niais qui s’avère en fait une accusation vivante contre tous ».

Comme dans le cas de la tolérance, cette attitude ne dure pas. Car le « bon petit religieux » finit toujours par « invoquer la justice divine » et par faire le procès de tout un chacun, au moins en pensées.

Je suis de ton bord

Selon l’étymologie du terme, supporter son prochain, c’est en réalité le « porter ». C’est tenir à lui, même quand il nous irrite, même quand il commet objectivement le mal. C’est dire « je suis de ton bord et je ne te lâcherai jamais ».

Comme l’écrit don Fabio, la plupart des mariages ne se terminent pas à la suite de scandales retentissants, de drames dignes des plus grands romans. Non. Les gens se quittent parce qu’ils ne peuvent plus se supporter. Les reproches, les retards, les négligences, les irritants… Tout cela s’accumule et un jour les gens disent « je n’en peux plus ».

Et je les comprends en un sens. La vie en commun rend fou, surtout en temps de confinement. Les petits détails deviennent des montagnes, parce qu’ils se produisent tous les jours

– Pourrais-tu arrêter la nuit d’enlever ton teeshirt et tes bas, pour tout remettre plus tard ? Ça me réveille à chaque fois.
– C’est parce qu’au début j’ai chaud. Mais plus tard j’ai froid. Et toi, pourrais-tu cesser de laisser trainer ta brosse à cheveux à côté des brosses à dents ? C’est dégueu ! Après, il y a des cheveux sur ma brosse à dents !
– Oui c’est noté. Mais toi peux-tu ranger ton manteau dans le garde-robe au lieu de le laisser toujours trainer sur une chaise ?
– OK ! De ton côté, tu pourras prendre l’habitude de fermer les tiroirs après avoir pris ce dont tu avais besoin. 
– Et toi si tu pouvais laver la salle de bain une fois de temps en temps au lieu que ce soit toujours moi ?
– Et toi tu vas aller jeter les ordures ? L’as-tu au moins fait une fois depuis qu’on vit ensemble ?

Je m’arrête ici. Vous comprendrez que ce genre de discussion peut se poursuivre à l’infini…

Pas facile de se supporter dans les petites choses ! Mais il y a pire encore : le péché de l’autre. Pour chacun d’entre nous, il existe un péché dans lequel nous tombons plus souvent et plus facilement. La colère pour l’un, la paresse pour l’autre. Pour d’autres encore, l’orgueil, le manque de foi, le désespoir ou l’impatience… Au quotidien, tout cela peut devenir insupportable !

La patience : vertu d’éternité

C’est parce que « supporter » est une œuvre de longue durée qu’il faut ajouter l’adverbe « patiemment ». Le terme français vient de « pâtir ». En grec, on trouve dans la Bible plutôt le terme « μακροθυμία », « makrothymia », qui signifie littéralement le fait d’avoir une grande âme. En français, on traduit d’ailleurs parfois ce terme grec par « longanime », littéralement « avoir une âme longue ». Être patient, donc, c’est avoir une âme assez longue pour supporter le mal sur une longue durée, dans le quotidien.

Et l’obstacle principal à la patience, c’est par conséquent l’attachement démesuré au temps pour soi. « J’ai juste une vie à vivre et je n’ai pas le temps de te subir », se dit l’impatient, au moins de façon inconsciente.

Devenir patient, par contraste, c’est trouver du temps. Un domaine dans lequel Dieu excelle, lui qui ne subit pas le temps, mais le crée ! L’éternité est ce qui lui permet fondamentalement d’être « lent à la colère ». Pour lui, « un seul jour est comme mille ans, et mille ans sont comme un seul jour ». (2 P 3,8)

Dieu nous laisse du temps. Il est de notre bord. Il ne désespère pas de nous et sait que notre conversion peut advenir n’importe quand. « Dieu prend patience envers vous, car il ne veut pas en laisser quelques-uns se perdre, mais il veut que tous parviennent à la conversion. » (2 P 3,9)

Prendre conscience de combien Dieu est patient avec nous, voilà la clé pour l’être avec les autres. Ça et nous rappeler que nous n’avons pas juste une vie à vivre, que nous ne sommes pas prisonniers du temps. Nous sommes nous aussi faits pour l’éternité.

En somme, être supporté patiemment, ce n’est pas « poche », loin de là ! C’est faire partie de l’équipe de l’autre, et ce, peu importe ses (*mes*) défauts… même celui d’être une emmerdeuse profonde, à ses heures !


Laurence Godin-Tremblay

Laurence termine présentement un doctorat en philosophie. Elle enseigne également au Grand Séminaire de l’Archidiocèse de Montréal. Elle est aussi une épouse et une mère.