Ariane Beauféray

Pour le retour du tramway à Québec

Le tramway a fait son entrée au Québec à la fin du 19e siècle. Après des années glorieuses dans les années 20 et 30, il a ensuite complètement disparu des rues de Québec et de Montréal dans les années 50.

Si ce mode de transport a été abandonné, pourquoi souhaite-t-on le faire revenir à Québec aujourd’hui?

Une réflexion sur les effets de nos déplacements ainsi qu’un petit détour historique devraient nous éclairer quelque peu sur les raisons qui nous poussent à réimplanter un tramway dans notre Capitale, à l’instar de dizaines de grandes villes européennes depuis les années 2000.

Le transport nous affecte quotidiennement

Le transport d’individus – qu’il s’agisse de l’automobile, du vélo, du métro, etc. – a de multiples effets.

Ces transports ont un effet positif qui correspond à leur fin : on les prend pour se déplacer plus loin qu’avec nos deux pieds. Les transports augmentent donc l’accessibilité à un plus grand nombre de destinations et d’occasions (d’emploi, de loisir, d’accès à des organismes ou à la nature). Et parce qu’ils augmentent l’accessibilité, ils stimulent le tourisme et le commerce. Par ailleurs, la production et l’entretien des véhicules et des voies de circulation offrent également de l’emploi à de nombreuses personnes. Quant aux transports actifs, ils sont notoirement bénéfiques pour notre santé.

Cependant, chaque mode de transport individuel produit aussi des effets négatifs. Par exemple, l’utilisation massive de l’automobile nuit à la qualité de l’air et au niveau sonore urbain, tout en participant au phénomène d’ilots de chaleur (l’asphalte augmente la température urbaine, ce qui réduit le bienêtre, la santé et l’espérance de vie des citadins). De plus, la congestion routière entraine des pertes économiques pour la société, et des pertes de temps individuellement.

Par ailleurs, si la possibilité d’utiliser un moyen de transport augmente l’accessibilité à certains lieux, l’absence de moyens de transport produit évidemment l’inverse : quand le transport public est déficient, ce sont les tranches les plus pauvres et vulnérables de la population qui sont habituellement touchées par le manque d’accessibilité aux services, aux loisirs et à la nature. Enfin, les transports affectent aussi notre environnement : ils sont la deuxième source de gaz à effet de serre au Canada (24%) et la première au Québec (43%). Quant aux voies de circulation routière, leur construction détruit et fracture des habitats naturels, tandis que leur utilisation dégrade la qualité des cours d’eau et des milieux humides, pour ne nommer qu’eux.

Alors, faut-il se débarrasser des transports les plus nocifs, pour le bien de tous? Sans tomber dans des excès qui tuent la liberté individuelle, on peut au moins favoriser la mise en place de transports collectifs plus équitables et moins polluants. C’est d’ailleurs ce à quoi nous invitent chercheurs et militants… mais aussi le pape François.

Le transport public à la rescousse

Dans l’encyclique Laudato Si, le pape François se désole de l’état actuel de notre maison commune, la terre, et des effets de cette dégradation sur ses habitants. Il y indique à plusieurs reprises que les transports n’y sont pas étrangers:

«la qualité de vie dans les villes est étroitement liée au transport, qui est souvent une cause de grandes souffrances pour les habitants. Dans les villes, circulent beaucoup d’automobiles utilisées seulement par une ou deux personnes, raison pour laquelle la circulation devient difficile, le niveau de pollution élevé, d’énormes quantités d’énergie non renouvelable sont consommées et la construction d’autoroutes supplémentaires se révèle nécessaire ainsi que des lieux de stationnement qui nuisent au tissu urbain. Beaucoup de spécialistes sont unanimes sur la nécessité d’accorder la priorité au transport public. Mais certaines mesures nécessaires seront à grand-peine acceptées pacifiquement par la société sans des améliorations substantielles de ce transport, qui, dans beaucoup de villes, est synonyme de traitement indigne infligé aux personnes à cause de l’entassement, de désagréments ou de la faible fréquence des services et de l’insécurité.»

Nous avons besoin, dans nos villes et régions, de mettre en place des transports publics efficaces, accessibles et peu polluants. C’est une question de respect et même de charité envers les plus démunis (qui méritent de se déplacer dignement et vers des destinations variées), envers les générations à venir (à qui on ne veut pas laisser une atmosphère irrespirable et des dizaines d’autoroutes à réparer), et aussi une question de saine gestion de notre environnement et de nos ressources (qui ne sont pas inépuisables ou inaltérables).

Nous ne voulons pas de villes semblables à de «grandes structures inefficaces qui consomment énergie et eau en excès» ni de quartiers qui, «bien que récemment construits, sont congestionnés et désordonnés, sans espaces verts suffisants. Les habitants de cette planète ne sont pas faits pour vivre en étant toujours plus envahis par le ciment, l’asphalte, le verre et les métaux, privés du contact physique avec la nature ». (Laudato Si, numéro 44)

L’un des transports publics à avoir souvent fait les manchettes ces dernières années, c’est le tramway. Peut-il améliorer nos déplacements ? Si oui, pourquoi l’a-t-on abandonné dans les années 50? Jetons un bref regard en arrière avant de nous projeter vers l’avenir.

Le tramway de Québec et de Montréal

Nous sommes en 1860. Les villes de Québec et de Montréal comptent chacune 50 000 et 100 000 habitants dans un espace dense. Les citoyens se déplacent principalement à pied, en calèche et en charrette. Plusieurs riches financiers et commerçants entrevoient alors une occasion d’affaires: deux compagnies de tramway sont fondées, l’une à Montréal (1861, Montreal City Passenger Railway) et l’autre à Québec (1863, Quebec Street Railway). Des rails de bois sont installés en Basse-Ville, près du marché Champlain, tandis qu’on préfère des rails de métal à Montréal. Les tramways sont généralement tirés par deux chevaux, sauf dans les côtes de Montréal où on en attèle quatre. L’hiver, des omnibus sur traineaux remplacent les tramways.

Le succès ne se fait pas attendre, car le tramway est économique: il ne coute que cinq cents par passager. Les charretiers et cochers, qui demandent jusqu’à 25 cents par passager, sont bien fâchés par cette nouvelle concurrence, et n’hésitent pas à lancer des pierres et des seaux d’eau sale sur les nouveaux véhicules. La grogne s’estompe cependant, et les deux compagnies de tramway font des bénéfices. On agrandit rapidement le réseau à Montréal, mais le développement se fait attendre à Québec à cause du mauvais état des routes. Cependant, une deuxième compagnie est fondée en Haute-Ville et le tramway déambule maintenant sur la rue Saint-Jean. Ce nouveau réseau sera séparé de celui de la Basse-Ville pendant bien des années.

En 1884 et en 1886, les premiers lampadaires électriques s’allument à Québec et à Montréal. On adopte rapidement l’électricité pour alimenter les tramways, car elle est peu couteuse, et la puissance générée permet d’exploiter des véhicules plus longs, plus rapides et plus confortables. En 1892, le réseau de Montréal compte 21 km de rail, 100 véhicules et 11 millions de passagers par an. Le succès est tel que le réseau grimpe à 84 km en 1893, avec 17 millions de passagers. Le tramway permet maintenant aux citadins de s’échapper pour un piquenique en campagne, de rejoindre un hippodrome ou les nouveaux parcs. On attire également les campagnards en ville en rejoignant le réseau du tramway à celui des trains de banlieue.

Pourquoi un retour du tramway au 21e siècle ? Tout simplement parce qu’il est redevenu une option intéressante, et ce, pour plusieurs raisons.

À Québec aussi, le tramway électrique a du succès. En 1901, la nouvelle ligne menant aux chutes Montmorency, qui dépasse largement le train à vapeur grâce à ses piqués à 65 km/h, est particulièrement populaire. En haut des Chutes, la compagnie vient justement de rénover le Kent House (qu’on appelle aujourd’hui le Manoir Montmorency) et qui comporte un parc zoologique, des cours de tennis et de cricket, un théâtre d’été et bien des salons de thé. Le tramway facilite donc la vie quotidienne des travailleurs, mais rend également accessible la nature et stimule grandement le tourisme. Des publicités incitent les citoyens à s’installer à l’ouest de la ville, dans Montcalm et Saint-Sacrement, quartiers désormais accessibles grâce à une nouvelle ligne; le tramway est donc également un moteur d’expansion urbaine.

Les années 20 et 30 sont l’âge d’or des tramways de Québec et de Montréal. Le réseau culmine à Montréal avec 513 km de voies et 180 millions de passagers par an. On peut même atteindre le haut du mont Royal en tramway ! À Québec, il comporte 12 lignes et s’est unifié: on peut partir de l’ouest de la ville, à Sainte-Foy, et se rendre de l’autre côté de la rivière Saint-Charles, à Limoilou et Beauport.

Mais l’avènement de l’automobile s’annonce déjà. À la fin des années 30, on ouvre les premières lignes d’autobus dans les banlieues de Québec et de Montréal, puis dans les centres-villes, où le tramway gêne la circulation dans les rues étroites. On innove également avec le trolleybus à Montréal (autobus alimentés par voie aérienne), dont le confort, le cout et le faible impact sonore plaisent beaucoup. Le rationnement des pneus et de l’essence pendant la Seconde Guerre mondiale encourage l’utilisation du tramway, mais ce n’est qu’un soubresaut avant la fin: il disparaitra complètement de Québec en 1948, puis du centre-ville de Montréal en 1950. 

Le retour du tramway?

Le tramway a été adopté à Québec et à Montréal premièrement par intérêt économique privé, mais aussi par intérêt public: il permettait un transport rapide, économique et confortable de la population. Il a ouvert l’accès à de nouvelles destinations en dehors et à l’intérieur des villes, a stimulé le tourisme et le commerce, et a aussi entrainé la création de nouveaux quartiers.

Puis, le tramway est abandonné au profit de l’autobus et du métro. À cette époque, les automobiles sont plus abordables, la population croît fortement, et les villes s’étendent. Les autobus répondent mieux aux besoins des villes que le tramway, car ils peuvent se déployer de façon flexible et économique, dans un contexte d’élargissement inexorable du réseau. De plus, ils sont largement préférés par la population pour leur confort et leur rapidité.

Alors, pourquoi un retour du tramway au 21e siècle ? Tout simplement parce qu’il est redevenu une option intéressante, et ce, pour plusieurs raisons.

Premièrement, l’autobus n’est plus le mode de transport rapide et confortable qu’il était par le passé, notamment dans les quartiers très achalandés. Les tramways d’aujourd’hui peuvent embarquer plus de personnes sur des voies réservées et prioritaires, alors que les autobus restent bloqués dans la congestion (même sur certaines voies réservées). Le tramway est également moins bruyant que les autobus. De plus, dans un contexte où le cout du diésel a beaucoup augmenté, le tramway est aussi plus économique à long terme.

Le tramway est également un vecteur positif pour le tourisme, car il donne une image moderne aux villes actuelles. Il améliore en outre la qualité de vie urbaine, par le réaménagement des rues sur son tracé: les commerces deviennent plus facilement accessibles, et les rues deviennent plus agréables par l’ajout d’arbres, de mobilier urbain et de chemins piétonniers et cyclables plus sécuritaires. Finalement, à notre époque où la santé respiratoire et la protection de notre environnement sont des enjeux importants, le tramway est intéressant, car il est moins polluant que les autobus.

Un tramway pour plus d’intermodalité

Le tramway est redevenu un mode de transport pertinent, mais il n’est pas un transport miracle. Son implantation ne signifie pas pour autant la disparition des automobiles et des autobus. En effet, certaines rues ne peuvent pas être empruntées par un tramway, du fait de leur taille, et d’autres ne devraient pas l’être, compte tenu de leur achalandage (actuel ou induit). De plus, des préférences et contextes individuels bien légitimes font en sorte que le tramway ne peut pas être choisi par tous.

Cependant, si le tramway n’est pas utilisé par tous, il améliore le transport pour tous. Il est un mode supplémentaire dans l’offre de transport, et c’est l’augmentation de cette intermodalité qui rend son implantation si judicieuse. Le tramway attire en effet une clientèle supplémentaire, retirant des autos du centre-ville. De plus, il répond mieux aux besoins de ceux qui utilisaient déjà les autobus sur son tracé; on peut d’ailleurs redistribuer ces autobus dans d’autres quartiers, améliorant donc à d’autres endroits aussi l’offre de transport public.

Bien évidemment, l’implantation du tramway n’est pas non plus toute rose. Les travaux de préparation ne sont pas très agréables pour les citadins. Certains trajets habituels doivent être repensés par les individus. Mais ces tracas temporaires sont certainement supportables, si la qualité du transport public s’en trouve améliorée durablement.

Cette qualité du service dépend de plusieurs critères, tels que le confort, la rapidité, la fréquence ou encore le lien avec des correspondances. Plusieurs de ces facteurs dépendent eux-mêmes de la disposition des voies du tramway. Or, le tramway se déploie généralement au cœur de la densité urbaine. N’est-il donc là que pour desservir le jeune bobo riche et sans contraintes des quartiers centraux? En partie, et tant mieux! Car si le jeune professionnel boude souvent l’autobus, il est généralement prêt à délaisser l’auto pour embarquer dans le tramway. Il y rencontrera au passage des étudiants, des ainés, des touristes, des petites familles, mais aussi bien des personnes pauvres et vulnérables… se faisant le cadeau, le temps d’un voyage, de rencontres humaines intéressantes.

Ariane Beauféray

Ariane Beauféray est doctorante en aménagement du territoire et développement régional. Elle s’intéresse à l’écologie intégrale et met au point de nouveaux outils pour aider la prise de décision dans ce domaine. Collaboratrice de la première heure, elle est désormais membre permanente de l’équipe de journalistes du Verbe médias.