La société moderne est-elle ennemie de l’Église ? Les chrétiens ont adopté plusieurs postures au fil des siècles, et, encore aujourd’hui, une certaine confusion demeure. On le voit bien à l’approche des élections américaines, la question du rapport entre la foi et la politique est souvent posée, et des réponses opposées circulent parmi les chrétiens. Doit-on se tenir loin de la politique, jugée corrompue, ou former une faction politique pour établir un royaume des cieux bien visible sur Terre ?
Au-delà d’une opposition évidente, un point commun émerge : la méfiance envers le monde.
Les chrétiens réfèrent souvent au « monde » comme étant distinct de l’Église. Le Nouveau Testament contient d’ailleurs plusieurs mentions qui réfèrent au monde ainsi. Cet usage implique une méfiance envers les influences non chrétiennes et incite les croyants à se constituer une identité en opposition à la société moderne.
Pour bien comprendre dans quelles instances il faut nous fier à l’Église et nous méfier du monde, prenons un grand recul historique.
Quelle est notre cité ?
Le développement théologique le plus emblématique de cet enjeu se trouve dans La Cité de Dieu, l’œuvre colossale composée par saint Augustin il y a seize siècles. On peut y lire que, derrière les myriades de motivations particulières, l’humanité est composée de deux groupes tranchés : ceux qui aiment la Création et ceux qui aiment le Créateur. Ces groupes forment respectivement la cité terrestre et la cité de Dieu, soit le monde et l’Église.
Les deux cités illustrent que la foi n’est pas seulement une opinion religieuse, elle est une identité spirituelle. Notre appartenance ultime ne se trouve pas dans le monde. Nous sommes des pèlerins sur la Terre.
Le but d’Augustin en définissant cette identité spirituelle est d’éviter que les chrétiens ne s’attachent indument à leur identité civique. Pour ses contemporains, l’association entre ces deux identités semble en effet naturelle puisque l’Empire romain vient d’adopter le christianisme à titre de religion d’État. La citoyenneté romaine et la foi chrétienne apparaissent dès lors comme les deux côtés d’une même pièce.
Confusion et distinctions
Cette confusion entraine toutefois un grave problème de théologie politique : le christianisme est accusé d’affaiblir l’Empire puisque plusieurs crises suivent son élévation officielle, en l’an 380. En 410, Rome est saccagée pour la première fois depuis huit siècles. Les troubles internes et les menaces externes accablent les Romains alors que les exploits militaires et civils se sont succédé durant les siècles où ils ont vénéré des dieux païens.
Ce contraste projette l’image d’un Dieu chrétien plus faible que les dieux païens. Si la foi chrétienne doit procurer de la puissance à ceux qui l’adoptent, Dieu échoue à respecter sa promesse envers l’Empire romain. Dans La Cité de Dieu, dont la rédaction débute en 413, Augustin répond à cette image défavorable en développant des distinctions importantes.
Il explique notamment que le paganisme corrompt les cœurs, mais n’entrave pas le développement d’une nation. Le succès remarquable des Romains est attribuable à leurs vertus civiques. Ils se sont en effet démarqués par leur vaillance, leur ingéniosité, leur cohésion et leur persévérance. Ces vertus leur ont permis de multiplier les triomphes au fil des siècles.
Les Romains n’étaient pas des saints, au contraire. Leur société était profondément injuste, oppressive et cruelle. La distinction développée par Augustin vise à démontrer que le mal ne peut soutenir la puissance. Elle est plutôt soutenue par le bien qui subsiste en dépit du mal. Une société païenne dotée de grandes vertus civiques peut ainsi connaitre une gloire prolongée.
« Nos identités spirituelle et civique sont indépendantes. Ces deux identités ne doivent pas être associées ou opposées, mais plutôt dissociées. »
Quand des chrétiens affirment que l’Occident se dégrade parce qu’il se déchristianise, ils oublient l’exemple de l’Empire romain, qui s’est effondré en devenant chrétien. La foi sanctifie les cœurs, mais elle ne suffit pas pour soutenir une nation. La vigueur d’une société ne dépend pas de la foi, mais des vertus civiques. C’est une erreur de considérer que la cause de la dégradation de l’Occident est religieuse.
Enfin, Augustin fait valoir que l’Église visible n’est pas la cité de Dieu. Parmi les gens qui se réclament de l’identité chrétienne, les fidèles cohabitent avec les idolâtres. Trop souvent, ces derniers, par amour du pouvoir, du plaisir ou autre, commettent des crimes en invoquant l’autorité de Dieu. Dans l’histoire récente, les abus sexuels au sein de l’Église constituent le plus terrible rappel de ce contretémoignage.
Rivalité invisible
À partir de là, nous pouvons mieux envisager les enjeux de confiance.
Nous devons nous méfier du monde lorsque son influence nous incite à vénérer des idoles, à désirer de façon démesurée des choses créées. Notre gratitude et notre espérance doivent être dirigées hors du monde, vers l’Éternel. Le Christ nous rappelle que nos attaches terrestres sont toutes destinées à la poussière.
Lorsqu’on quitte le domaine spirituel pour entrer dans le domaine politique, le portrait se brouille. Des autorités païennes peuvent posséder des vertus admirables ; des autorités chrétiennes peuvent se rendre coupables de crimes abjects. Aucune rivalité politique visible sur Terre n’est calquée sur la confrontation spirituelle entre les deux cités.
Nos identités spirituelle et civique sont indépendantes. Ces deux identités ne doivent pas être associées ou opposées, mais plutôt dissociées.
Pour envisager cette dissociation de façon plus concrète, imaginons un cas de figure. Un chef politique offre des faveurs religieuses aux chrétiens, mais gouverne en tyran. Il écrase brutalement toute dissidence et agresse les pays voisins. L’opposition contre ce chef est menée par des militants laïques qui refusent toute faveur au christianisme. Est-ce que les chrétiens doivent être loyaux au chef qui leur accorde des faveurs ?
Il parait évident qu’on ne doit pas accorder notre loyauté à un tyran, mais si l’on considère que la faction politique favorable aux chrétiens correspond à l’Église qui mérite notre confiance, on ne reconnaitra pas la tyrannie de ce chef. On sera alors aveugle à ses fautes.
C’est ainsi que certains chrétiens en viennent à admirer Vladimir Poutine. Il se positionne en défenseur de la chrétienté, opposé à l’Occident laïcisé, et ce, malgré l’oppression violente dont il est coupable. Quand la fidélité religieuse est confondue avec la loyauté politique, la justice se retrouve subordonnée aux intérêts d’une chrétienté apparente qui n’est pas la cité de Dieu. Les chrétiens risquent alors de devenir les sbires de l’injustice.
Subversion ou conversion
L’erreur que je déplore est celle-ci : penser qu’il faut adopter une posture antagoniste envers toute société qui rejette la foi pour demeurer fidèle à l’Église. Cette conception erronée place la société moderne en position d’adversaire politique à combattre.
Pourtant, quand le Christ enseigne de rendre à César ce qui lui est dû (Luc 20,25), il sait que César est un idolâtre. César (Jules et tous les empereurs qui lui ont succédé) a conquis, massacré et asservi des peuples entiers. Pour divertir les foules, il a exhibé des tortures horribles et des combats de gladiateurs. Notre devoir envers César n’est manifestement pas conditionnel à sa moralité.
Il importe toutefois de ne pas sombrer dans le désengagement politique, qui constitue l’erreur inverse. Les chrétiens sont appelés à lutter contre les injustices, et ce combat doit être mené dans la sphère politique. Cependant, la justice ne consiste pas simplement à placer des chrétiens et leurs alliés au pouvoir. Trop souvent, à travers l’histoire, le camp politique qui a brandi l’étendard religieux a été celui des oppresseurs.
Ce combat ne doit donc pas se concevoir en opposition aux non-chrétiens. Les croyants forment une communion spirituelle, pas une faction politique. Les désaccords moraux, si importants soient-ils, ne doivent pas compromettre la solidarité politique entre chrétiens et non-chrétiens.
L’Église VS le monde
La fidélité spirituelle envers Dieu est compatible avec la loyauté politique envers César.
Cette conclusion parait contradictoire pour les chrétiens qui politisent leur foi. La vie des saints toutefois nous offre des exemples éclairants. Augustin a dénoncé l’immoralité des combats de gladiateurs, mais n’a pas été un opposant de César pour autant. Thomas Moore est demeuré entièrement loyal au roi qui le condamnait au bucher pour sa fidélité religieuse.
Les premiers chrétiens ont également adopté une posture correspondante. Au cœur même des atroces persécutions qu’ils ont subies, ils n’ont pas contesté la légitimité des autorités païennes. Ils n’ont pas formé de faction, organisé de résistance ou fomenté de rébellion. Ils ont redoublé d’efforts en brillant par leurs vertus. Et surtout, ils ont œuvré à la conversion de l’Empire romain, pas à sa subversion. Sans doute, leur témoignage est le plus puissant de l’histoire chrétienne.
Depuis, les chrétiens ont dominé les institutions occidentales durant plus d’un millénaire. Le retour au statut minoritaire peut être amer pour certains. La tentation est de se réfugier dans une mentalité de citadelle assiégée en menant un combat politique pour que l’Église visible se réapproprie le pouvoir perdu. Ne vaut-il pas mieux suivre l’exemple des premiers chrétiens ?