Peut-on aimer toute l’humanité?

Cette année, le peu d’enthousiasme suscité par la fête de la Saint-Jean nous rappelle que le sentiment national n’est pas quelque chose d’acquis. Les nationalistes se désolent de la régression de la ferveur patriotique. D’autres, pour qui le nationalisme est une idéologie exclusiviste et oppressive, s’en réjouissent plus ou moins secrètement.

Pour ma part, j’ai une opinion mitigée au sujet du nationalisme. Je peux être en accord avec les nationalistes autant qu’avec leurs adversaires. Je tente d’exposer ma pensée en avançant une série de parallèles entre la nation et la famille.

J’ai été marqué par une expression de l’auteur britannique G.K. Chesterton; celui-ci qualifie la famille de « première école de la charité ». C’est-à-dire que l’on apprend d’abord à aimer nos proches et, découvrant la joie qui se trouve hors de l’égoïsme individuel, on s’ouvre à la possibilité d’aimer nos voisins plus distants. Quand on vient d’une famille aimante, il est plus facile d’aimer notre entourage plus large.

Une famille de familles

Je pense qu’on peut considérer la nation comme une famille de familles, et ainsi comme une deuxième école de la charité. Nos compatriotes forment notre grande famille nationale. Pour eux, nous sommes disposés à des compromis et à des sacrifices auxquels nous ne consentirions pas en faveur d’étrangers. Quand nous sommes liés à des gens, par la biologie ou par la culture, il est plus naturel d’être généreux envers eux.

L’appartenance nationale n’implique pas un rejet des étrangers, pas plus que l’appartenance familiale n’implique une indifférence pour nos voisins. Elle implique une solidarité innée, une loyauté inconditionnelle envers ceux qui nous sont liés. Avant de se demander qui est inclus ou exclu par notre générosité, il faut d’abord être généreux.

La nation forme le plus grand groupe de bienveillance collective que l’histoire a connu jusqu’à maintenant.

Malheureusement, « l’amour de l’humanité entière » incite à peu de sacrifices concrets. On peut s’attrister des misères subies par les étrangers sur les autres continents, mais rares sont les gens qui investissent leur énergie et leur argent pour leur venir en aide de façon comparable à ce qu’on fait pour nos familles et nos compatriotes.

Ainsi, avant d’être un obstacle à la bienveillance pour les étrangers, la nation est d’abord le moteur d’une bienveillance pour nos voisins. Toutes les formes de communautarisme permettent une telle bienveillance; la nation n’est pas unique en cela, mais elle forme le plus grand groupe de bienveillance collective que l’histoire a connu jusqu’à maintenant. À cet égard, la nation est un bien qu’il faut chérir.

Le marchepied ou la clôture

Mais l’appartenance nationale, autant que l’appartenance familiale, peut être un prétexte d’exclusion. Ces appartenances peuvent être l’occasion d’un égoïsme collectif tout aussi dur et injuste que l’égoïsme individuel. Pire encore, elles peuvent procurer un lustre de légitimité à cet égoïsme collectif, elles peuvent nous amener à croire que nos devoirs sont strictement limités au sein de notre famille ou de notre nation.

Ainsi, malgré mon attachement à la nation, je comprends les militants qui s’opposent au nationalisme. J’ai même de la sympathie pour leur cause. Je vois bien que le nationalisme contre lequel ils luttent n’est pas celui qui incite les compatriotes à partager avec des inconnus : ils s’opposent plutôt au nationalisme qui rend méfiant envers les étrangers.

Il me semble donc que la posture la plus juste à adopter face au nationalisme est celle que nous adoptions face à la famille. En soi, il s’agit d’appartenances précieuses; un individu sans famille ou sans nation est dénué de l’une des grandes joies de l’expérience humaine. Toutefois, ces appartenances comportent aussi un risque; nous devons être vigilants pour ne pas nous y laisser enfermer.

Elles peuvent être un marchepied vers une solidarité toujours plus grande, ou une clôture qui limite la frontière de notre solidarité : à nous de choisir.

Sylvain Aubé

Sylvain Aubé est fasciné par l’histoire humaine. Il aspire à éclairer notre regard en explorant les questions politiques et philosophiques. Avocat pratiquant le droit de la famille, son travail l’amène à côtoyer et à comprendre les épreuves qui affligent les familles d’aujourd’hui.