L’université : naufrage clientéliste ou idéologique ?

C’était l’époque où l’on remettait des prix à des œuvres longuement muries, plutôt qu’à des militants qui brandissent la cause du jour. En 1996, le sociologue Michel Freitag recevait le Prix du Gouverneur général pour son essai Le naufrage de l’université (Nuit blanche éditeur, 1995). Un livre dense mais accessible et d’une grande profondeur.

« La vocation de l’université, écrivait-il, est inséparable de l’idée d’une certaine transcendance du monde de l’esprit, de la science et de la culture, et de l’exigence d’unité réfléchie qui lui est propre. » Lieu de liberté et de synthèse, l’université avait longtemps été conçue comme un espace protégé des fureurs de la Cité. On y transmettait le savoir dans un esprit d’ouverture et de compréhension mutuelle.

Quelque part au 19e siècle, déplorait le professeur, cette vocation s’était perdue par l’effet combiné du capitalisme libéral et du pragmatisme américain. D’une « institution » animée par un idéal qui transcendait ses artisans, l’université s’était muée en « organisation » avant tout préoccupée par les moyens de sa reproduction (clientèles, financements, bâtiments).

Sans citer les thèses de Freitag, plusieurs ont mobilisé cette grille d’une dérive « clientéliste » pour expliquer les décisions de Concordia et de l’Université d’Ottawa de sanctionner sans procès des professeures qui avaient osé prononcer le mot « nègre ». Il s’agissait de satisfaire le client-étudiant, indigné par la prononciation d’un mot, fût-ce dans un contexte pédagogique et sans aucune intention malveillante.

Le cancer qui mine certains départements universitaires est idéologique, non pas économique.

Il m’arrive aussi de m’inquiéter de cette marchandisation du savoir qui affecte surtout les grosses facultés de génie, de médecine et d’administration, où les liens avec les grandes corporations sont souvent troubles. Cela dit, je ne sens pour ma part aucune pression de m’associer à je ne sais quelle multinationale ! Je travaille librement sur les sujets de mon choix, et mes collègues professeurs de l’Université TÉLUQ me soutiennent dans un beau climat de collégialité.

Cancer idéologique

En sciences sociales, le danger est ailleurs. Ce qui est en jeu ici n’a absolument rien à voir avec le capitalisme. Le cancer qui mine certains départements universitaires est idéologique, non pas économique. Il s’agit bien d’une forme d’utilitarisme, mais plus social et politique que matériel. Dans l’esprit de plusieurs « chercheurs », comprendre le monde ne suffit plus, il faudrait avant tout travailler à le transformer.


Cet article est paru dans le magazine Le Verbe de janvier 2021. Cliquez ici pour consulter la version originale.


La littérature, la sociologie et l’anthropologie me semblent particulièrement affectées par cette tendance malsaine, car fondamentalement militante. On y glose sur des théories élaborées par des activistes dans un langage hermétique. L’histoire n’est pas épargnée non plus. Il suffit de lire les textes du site Histoire engagée, où écrivent plusieurs doctorants et même des professeures, pour s’en rendre compte. Le ton n’invite pas à la discussion et à l’intelligence du passé, mais à la mobilisation et à la dénonciation d’injustices.

Connaitre, réfléchir, approfondir des questions fondamentales, transmettre des connaissances dans un climat de respect et de liberté, telle est la vocation de l’université. Dévier de cette route, c’est courir de gros risques.


Éric Bédard

Historien et professeur à l'Université TELUQ, Éric Bédard est aussi vice-président de la Fondation Lionel-Groulx, dédiée à la promotion de l’histoire du Québec. Il est notamment l’auteur de Survivance (Boréal, 2017) et de L’histoire du Québec pour les nuls (First, 2019).