L’ordre et les regrets

Le nouveau président brésilien Jair Bolsonaro, élu dimanche dernier, affiche ouvertement sa foi chrétienne. Trump du Sud? Montée de la droite ou échec de la gauche? Une analyse d’Antoine Malenfant, observateur passionné du pays de la samba.

Ordem e progresso. La devise du Brésil a été maintes fois moquée. « L’ordre et le progrès » se sont transformés en « Désordre et régression » ou « L’ordre jamais, le progrès plus tard », etc.

Sans l’ombre d’un doute, les quatre prochaines années seront marquées par la remise en « ordre » de la maison. Du moins, il s’agit d’une ferme promesse de Jair Bolsonaro, nouveau président élu du plus populeux État d’Amérique du Sud. Pour y parvenir, il prévoit d’accorder aux forces de l’ordre de tirer à vue sur les petits et grands dealeurs des collines malfamées, entre autres choses.

Notez qu’au Brésil, le désordre est double : d’une part, les pouvoirs sont aux prises avec la corruption qui gangrène tout l’appareil étatique depuis la fin de la dictature (1964-1985) et, sur un autre terrain, ceux-ci se voient incapables de juguler l’hémorragie du crime organisé qui fait la loi dans les ruelles urbaines.

C’est dans ce contexte que l’ex-militaire Bolsonaro a remporté le titre de futur locataire du Palais de l’Aurore, à Brasilia, en se désignant comme la panacée à ces deux maux : il représente à la fois l’alternative au Parti des Travailleurs qui, après quatre mandats (deux fois Lula et deux fois Dilma Rousseff), est accusé de corruption et de malversations, tout en brandissant le bras armé de la patrie pour mater les caïds des favélas.

Le Trump des Tropiques?

Tout au long de la campagne des dernières semaines, mais plus encore depuis son élection de dimanche, Bolsonaro a été comparé au coloré président étatsunien.

D’abord, Steve Bannon (ancien conseiller de Donald Trump), en entrevue au quotidien A Folha de Sao Paulo, ne cachait pas son admiration pour le « capitalisme éclairé » de Bolsonaro. D’ailleurs, le président élu compte mettre Paulo Guedes – biberonné au néolibéralisme de l’École de Chicago – à la tête des finances du pays.

Aussi, tout comme notre voisin du Sud, Bolsonaro a su surfer sur la déchéance de la gauche et la grogne généralisée contre une certaine « déconnexion » des élites progressiste d’avec les aspirations populaires. Dans les deux cas, les propos provocateurs et un usage plus que douteux des médias sociaux dans la stratégie de communication suffiront à achever ce qui restait de leurs adversaires.

Enfin, pour l’anecdote (si c’en est une), à l’instar de Trump, le nouveau chef de l’État brésilien s’est remarié non pas une, mais deux fois. Et comme pour Trump, cela ne semble pas l’avoir empêché de recourir publiquement à Dieu autant que nécessaire – et même davantage! – durant la campagne présidentielle. L’instrumentalisation de la foi est un élément-clé de cette élection. Nous reviendrons plus loin sur cet incontournable clientélisme.

Cela dit, comme observateur attentif du Brésil depuis plusieurs années, je crois nécessaire d’apporter quelques nuances.

Première distinction : la gauche brésilienne en général – et le Parti des Travailleurs en particulier – a des racines ouvrières bien plus profondes que bien des partis de gauche plus au nord. Son échec est le résultat d’une corruption endémique qui n’a, par ailleurs, épargné aucun parti s’étant approché du pouvoir depuis les 30 dernières années au Brésil.

Les liens étroits de Bolsonaro avec les trois « B » – le bœuf de l’agro-industrie, les balles du complexe militaro-industriel et la Bible des évangéliques – sont également de notoriété publique.

Ensuite, à la différence de Trump lors de son ascension, Bolsonaro jouit d’une grandissime proximité avec les élites financières, militaires et politiques du pays. Ses liens étroits avec les trois « B » – le bœuf de l’agro-industrie du centre du pays, les balles du tout-puissant complexe militaro-industriel brésilien et la Bible des évangéliques desquels il se réclame depuis 2016 – sont également de notoriété publique.

Enfin, en plus de la présence du général à la retraite Hamilton Mourao à la vice-présidence, l’ex-officier Bolsonaro entend confier des postes de ministres à trois militaires : la Défense à Augusto Heleno, les Transports à Oswaldo Ferreira et les Sciences à Marco Pontes.

À bien des égards, ce nostalgique de la dictature militaire (1964-1985) est plus proche de Rodrigo Duterte, aux Philippines, que de Trump.

Ce que signifie être « pour la vie »

On ne changera plus rien aux résultats électoraux. À 55% contre 45%, c’est sans équivoque. Pour les chrétiens du Brésil – encore majoritairement catholiques, mais de plus en plus évangéliques – l’heure est davantage à l’examen de conscience qu’au militantisme.

On a parlé de l’arrivée de la religion à la présidence. En fait, il s’agit d’une caricature de la religion. Invoquer Dieu à toutes les sauces ne fait pas de vous un homme pieux.

Quoi qu’il en soit, les Églises – catholiques comme protestantes – ont eu un rôle déterminant dans cette élection. Même si la conférence épiscopale catholique brésilienne s’est abstenue de prendre position (on comprend le malaise), plusieurs évêques n’ont pas hésité à soutenir publiquement le candidat de droite. À cela, ajoutons la sympathie naturelle de la gigantesque Assembleia de Deus envers Bolsonaro, cette branche évangélique particulièrement prospère au Brésil de laquelle provient la nouvelle première dame.

Pour la gauche brésilienne [1], ce lendemain de veille à saveur de gueule de bois appelle à une sérieuse prise de conscience sur les questions du respect de la vie – de la conception jusqu’à la mort naturelle. La gauche (chrétienne ou pas) ne peut plus sous-estimer la valeur du discours « pro-vie » de ses opposants (dont Bolsonaro) et devra trouver des manières d’intégrer la défense des plus vulnérables à ses propositions sans froisser la grande portion « pro-choix » de ses militants.

D’autre part, pour Pedro Abramovay, ancien secrétaire à la Justice dans le gouvernement Lula, la colère contre le Parti des Travailleurs « ne vient pas seulement de la frustration légitime de la population contre la corruption, il vient aussi de la frustration d’une partie de la population qui s’opposait aux politiques sociales [du PT] ».

On devra tôt ou tard se demander s’il est toujours cohérent de se dire « pro-vie » tout en affichant autant de sympathie pour un candidat ouvertement proarmes et antipaysans.

Plus à droite, malgré une victoire – un peu gênante, quand même – de Jair Bolsonaro, on devra tôt ou tard se demander s’il est toujours cohérent de se dire « pro-vie » tout en affichant autant de sympathie pour un candidat ouvertement proarmes et antipaysans.

Finalement, les défenseurs de la vie ne peuvent plus concevoir comme concurrents la protection de l’enfant à naitre et les revendications légitimes des paysans spoliés par l’agrobizness.

Le seul progrès

Certes, de l’ordre, il y en aura au Brésil ces quatre prochaines années.

En revanche, tout ce qui risque de progresser, c’est le sentiment de regret. Regret que l’ordre se fasse tant au profit des mieux nantis qu’aux dépens de la démocratie et de certaines des franges les plus vulnérables d’un pays déjà fragilisé par une croissance éhontée des inégalités.

En attendant, on peut espérer – et prier très fort – pour que se réalise un jour cet équilibre entre l’ordre et le progrès au Brésil. Un ordre qui respecte les libertés et les droits fondamentaux des citoyens, et un progrès qui assure le développement intégral de la société brésilienne et, conséquemment, de chaque personne qui la compose.

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Note:

[1] En Amérique du Nord et en Europe, les classifications politiques traditionnelles (gauche / droite) tendent vers de profondes reconfigurations, quand ce n’est pas vers l’éclatement complet. (Voir notamment, en France, la montée d’un anarcho-bioconservatisme face à l’hégémonie libérale-libertaire-transhumaniste.)

Néanmoins, au Brésil, où l’histoire récente témoigne d’une fracture entre « les gauches » et les tenants d’un libéralisme outrageusement décomplexé, ces vieilles catégories semblent toujours fort utiles dans l’analyse de la res publica.

Antoine Malenfant

Animateur de l’émission On n’est pas du monde et directeur des contenus, Antoine Malenfant est au Verbe médias depuis 2013. Diplômé en sociologie et en langues modernes, il carbure aux rencontres fortuites, aux affrontements idéologiques et aux récits bien ficelés.