Si je voulais m’engager à dresser une liste de ce qui caractérise notre époque, trôneraient en tête de palmarès deux items : la difficulté à s’engager et l’omniprésence de listes. En homme bien de mon temps, je propose donc une liste de nos désengagements, qu’ils soient bénins ou misérables.
C’est une vérité de La Palisse : l’ère est aux listes. Top 5 des plus beaux spots à visiter durant vos vacances en Gaspésie. Trois choses essentielles à savoir avant de dater une fille sur Tinder. Les 10 crop-tops incontournables à mettre dans votre garde-robe cet été. On rédige des listes et, pour se donner l’impression qu’on progresse dans la vie, on rature ce qui est terminé : to-do list, listériose, bucket list, Franz Liszt.
La vérité n’est pas liste
En ce Mardi saint, journée apparemment sans éclat, ni complètement au milieu ni même au début de la Semaine sainte – semaine pourtant la plus importante de toute l’histoire du salut du monde, amen ! —, je vous fais cadeau d’une liste particulière.
Il semble qu’à ce jour personne n’avait pensé dresser une liste non exhaustive des petits désengagements et grandes trahisons auxquels l’homopostmodernus peut être confronté. Puisque le défi ne m’effraie jamais autant qu’il me stimule, j’y plonge. Allons-y Alonso ! C’est parti.
- Il vous arrive de recevoir un ami avec un festin de roi, vous vous saignez à blanc pendant des jours pour lui gratifier la panse comme s’il était le Christ à votre table, et il repart à ses occupations, aussi sournois qu’un adolescent prenant congé d’un couvert pourléché sans même offrir de l’aide pour laver la vaisselle. Sourires, embrassades, trahison. Judas.
- Le mec est parfait. Rencontré dans une microbrasserie lors de l’anniversaire d’une copine. Petite barbe faussement négligée, cheveux légèrement ondulés desquels émanent des effluves d’Herbal Essence, jeans et t-shirt noir juste-assez-moulants, Mobylette rétro turquoise et grand loft au centre-ville. C’est un match. Il promet qu’il ne vous abandonnera jamais. Il promet cela une fois, deux fois, trois fois vendu. L’aube se lève sur le lit à moitié vide. Le coq bombe le torse et pousse la note qui lui défrise la crête. Il s’appelait Pierre.
- Des potes qui sont prêts à tout laisser derrière pour suivre un type au pedigree intrigant et à l’avenir prometteur. Qui de nous siégera à ta droite quand adviendra ton royaume, bro ? Le Royaume advient. Mais ça ne se présente pas comme les copains l’avaient imaginé. On fait la fête un soir puis, en quelques heures à peine, la police se pointe et embarque le plus doux (comme un agneau) de la bande. En fait, s’il avait été de la douzaine, Ron Burgundy aurait dit « well, that escalated quickly ». Les jambes au cou et le fond de short humide, Matthieu, Philippe, André et tous les autres s’éclipsent, laissant petit Jean consoler la Sainte Mère de l’étoile éteinte.
- Votre père vous promet de jouer à Uno avec vous le dimanche après-midi. Finalement, il ronfle dans le fauteuil et digère tant bien que mal (surtout mal) les excès du brunch dominical : bacon, mimosas et croissants au beurre. Ou encore, un politicien vous promettait une vie plus heureuse et plus riche et plus belle et plus tranquille. Ou votre patron vous promet d’enfin instaurer dans l’entreprise une méthode de travail qui atténuera les malentendus, les deadlines chaotiques et moments tendus. En vérité, je vous le dis : il serait plus sage d’attendre le retour du Christ.
Vous aurez compris le principe. Nul besoin d’étirer indûment la liste.
Question cruciale
La grande, l’unique question de la Semaine sainte est peut-être celle que pousse Jésus dans un ultime soupir : « Eloï, Eloï, lama sabachthani! » Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? S’il n’est qu’une « question d’actualité », c’est bien celle-là !
Or avant d’être posée par Jésus sur la croix, puis par chacun de nous dans nos moments de découragement, cette questioncruciale était récitée régulièrement par les Juifs, spécialement lors de la fête du Jeûne d’Esther, qui précède la fête de Pourim (la délivrance du peuple par Esther).
Les premiers mots du psaume, expirés par le Fils à son Père dans une agonie d’une atrocité sans égale, font certes écho à l’espérance chancelante d’une âme battue, mais débouchent aussi sur une gloire qui deviendra l’épicentre de l’Histoire.
Avant la délivrance, la tentation de croire que tout n’est que ruine rôde entre les décombres. Avant la libération, le désespoir gagne les cœurs et l’esclavage à perpète semble être le seul horizon. Comme le dit le poète :
« Les soirs de victoire, on s’imagine qu’il n’y aura plus jamais, jamais, jamais de défaite, et les soirs de défaite on s’imagine qu’il n’y aura plus jamais, jamais, jamais de victoire. Mais quand on est un vieux soldat, Madame Jeanne, on sait ce qu’il en est. […] J’ai tant vu de défaites qui arrivaient après des victoires, et j’ai tant vu, aussi, de victoires qui arrivaient après des défaites, que je ne crois plus jamais que c’est fini. »
Charles Péguy, Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, 1897
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Ainsi, de la blessure de l’abandon meurent les illusions et les promesses d’un engagement bellement humain, mais humain quand même. De cette mort peut naitre le cynisme d’un « à quoi bon ? » ou la prière du « pourquoi m’as-tu abandonné ? ».
Ces derniers mois, des centaines d’hommes et de femmes sont morts seuls. Des milliers d’autres aujourd’hui se meurent encore, pas tant de solitude que d’esseulement.
Puissent les jours saints qui viennent nous inspirer une visite au tombeau, voir si celui que l’on croyait mort ne serait pas déguisé en jardinier, méconnaissable, lumineux. Il regarde sa liste, demande aux lève-tôt où sont les autres et revient ensuite les saluer d’un invraisemblable shalom, comme promis, passant l’éponge sur leurs petites et grandes trahisons.