Le sophisme du concret mal placé

Connaissez-vous la différence entre un arbre et une montre ? L’un est concret, l’autre pas. Concret (de concrescere, « croitre ensemble ») signifie ce qui s’est formé ensemble. Un arbre, ou n’importe quel vivant, est proprement concret en ce sens, alors qu’une montre ou quelque autre artéfact ne l’est pas, puisque les parties d’un artéfact ont été mises ensemble par un agent extérieur et sont indifférentes les unes aux autres, comme d’ailleurs au tout dont elles font partie ; celles de l’arbre, de tout être vivant, concourent au contraire à sa production de lui-même comme individu.

Le tout concret vivant est dès lors irréductible à ses parties et il est en constant devenir : la branche coupée de l’arbre n’est pas plus une branche qu’une main séparée d’un corps humain vivant n’est une main ; le tout est dans la partie : chaque fois, celle-ci présuppose la totalité ; de sorte que, si l’on tente de considérer la partie en omettant le tout, on considère aussitôt tout autre chose. Toute abstraction, toute réduction, confine à l’irréel dès qu’on la prend pour du concret.

On voit combien indispensable à la société est dès lors la philosophie, appelée à critiquer inlassablement les abstractions pour reconduire au concret.

Une faille centrale de la culture moderne aura consisté justement à prendre l’abstrait pour le concret, commettant ainsi ce que Whitehead appelait à juste titre le « sophisme du concret mal placé » (Fallacy of Misplaced Concreteness).

Le chimiste, le sociologue et le neurologue ne devraient pas réduire le nature humaine à leur spécialité. L’homme n’est pas qu’un amas de molécules, qu’un produit social ou qu’un système nerveux. Chaque science doit, en bonne méthode, se confiner à un groupe précis d’abstractions, à la considération exclusive, par exemple, des figures, des nombres, des symboles et de leurs relations en mathématiques. Si fondée qu’elle soit à procéder ainsi, elle a dû pour cela faire abstraction au préalable du reste des choses.

Dans la mesure toutefois où ce qui a été exclu importe à l’expérience humaine, les modes de pensée propres à chaque science — on ne vérifie pas un énoncé biologique comme on vérifie un énoncé mathématique, et ainsi de suite pour chaque autre discipline — ne sont pas aptes à répondre aux questions complexes de l’expérience concrète. On voit combien indispensable à la société est dès lors la philosophie, appelée à critiquer inlassablement les abstractions pour reconduire au concret, comme l’a bien vu Whitehead.

Exemple mortifère

Un des sophismes de la loi concernant les soins de fin de vie (S-32.0001) est précisément celui-là. Pour justifier l’euthanasie, on y privilégie une vision abstraite de la fin de vie en séparant artificiellement cette dernière de toute une vie humaine concrète, chaque fois unique, inénarrable, ineffable — comme si la mort d’un être humain pouvait se comparer aux seules dernières notes d’une symphonie. Cette fin requiert d’être, dans toute la mesure du possible, vécue et non subie, ainsi que le permettent, en revanche, les soins palliatifs authentiques.

L’enjeu est la question par excellence qui habite et informe toutes les civilisations, celle du sens de la vie et de la mort, que tente aussi bien d’éclairer, depuis l’aube des temps jusqu’au nôtre, la véritable culture sous tous ses aspects. Au profit d’une vision abstraite, on fait fi de l’immense dignité de toute vie humaine quelle qu’elle soit, d’où découle le premier des droits fondamentaux, le droit à la vie.


Thomas De Koninck

Philosophe et professeur associé à l’Université Laval, Thomas De Koninck a pour mandat, au Verbe, de conjuguer la philosophie et la théologie avec le monde actuel. Ses paroles de sagesse sont comme des étincelles qui allument le désir de réfléchir aux questions ultimes au-delà du prêt-à-penser du siècle.