Depuis les évènements récents à l’école Bedford, la laïcité est sur toutes les lèvres. Tout le monde en parle, mais sait-on réellement ce qu’elle est, ce qu’elle implique ? Ces questions sont pourtant fondamentales, surtout qu’elles concernent directement l’éducation de nos enfants. Nouvel éclairage sur cet enjeu.
Parler de laïcité dans un contexte d’enseignement appelle des nuances particulières. Un regard par-dessus notre épaule nous permet d’abord de constater que la coupure entre l’école et la religion n’a pas été aussi nette qu’on le pense. Dans Récit d’une émigration, le sociologue Fernand Dumont relate également les rencontres et les relations fertiles qu’il a entretenues avec plusieurs enseignants de confession catholique. Ce ne sont que des exemples parmi d’autres. Que faut-il en conclure?
La première idée à dégager est peut-être que la foi n’est pas un obstacle à la libre circulation des idées.
Le deuxième aspect à considérer concerne l’éducation elle-même. Dans une société toujours plus technocrate, il est fréquent de la considérer sous l’unique point de vue du rendement pratique. Quelle utilité aura le sujet, à terme, dans l’appareil productif ? Une vision plus classique consiste toutefois à donner à l’élève une culture générale complète ainsi que les bases d’un raisonnement rigoureux. « Élever », du latin elevare, signifie « porter plus haut ».
La démesure de la loi
De cette vision découle l’idée d’un cheminement. La personne croît en même temps que sa capacité à se remettre en question. On pourrait ainsi se représenter l’éducation comme un délestage. L’élève laisse derrière lui ses préjugés, ses automatismes et ses réflexes. Il s’élève en même temps qu’il s’allège. En introduisant la notion de laïcité, c’est-à-dire de neutralité religieuse et idéologique, nous croyons nous mettre au service de cette seconde perspective. À partir du moment où la religion est perçue comme un résidu ethnique chargé de pathos qu’il faut laisser derrière, la loi 21 s’impose comme une digue contre l’endoctrinement.
Quelques questions se posent, toutefois.
Les lois sont des massues aveugles. Lorsqu’il s’agit de protéger des abus, elles ratissent trop large, par définition. Structurées pour les pires cas de figure, elles se trouvent souvent mésadaptées aux situations de la vie courante. Qui n’a jamais subi l’interdiction absurde de boire un verre de vin dans un parc ?
L’éducation, par exemple, n’a-t-elle pas pour fondement une relation privilégiée entre le maitre et l’élève ? En cherchant à établir un cadre rigide entourant le métier d’enseignant, interfère-t-on avec cette nécessaire relation pour une poignée qui a abusé de son autorité ?
On ne peut pas dissocier la passion du vécu. La surprise devant la découverte du monde, la curiosité et l’émerveillement sont tous ancrés dans une émotion personnelle.
Soyons clairs, le cas de l’école Bedford est un abus de cette relation privilégiée. Mais notre réponse devrait être de mieux protéger cette relation, pas de l’éliminer. Conserver la possibilité de l’abus en refusant la mécanisation de l’enseignement, c’est exprimer qu’il y a là quelque chose de précieux et fragile qui doit être préservé, même à haut risque.
Une éducation sur le neutre
Lorsqu’on parle de laïcité, on évoque vaguement une certaine neutralité religieuse. Abordons cette notion de front. Que demande-t-on à l’enseignant, au juste ?
La loi 21 se limite à interdire le port de signes religieux. Dans la foulée des évènements de Bedford, toutefois, nous comprenons que cette exigence n’est que la condition préalable d’une vraie laïcité. Celle-ci est comprise comme une impartialité complète. Un enseignant ne peut pas dévoiler ses préférences. Il doit présenter toutes les religions sous un jour « neutre », c’est-à-dire n’en favoriser aucune. Cette neutralité s’étend aux idéologies, aux mouvements sociaux et à la politique. Elle englobe maintenant les genres, l’apparence et les intolérances alimentaires aussi, puisqu’on est en 2024.
« Mettre de côté son orgueil et ses conditionnements est plus important que mettre de côté sa foi ou ses convictions intimes. »
Or, la neutralité, par définition, neutralise l’aspect subversif de la pensée. C’est exactement ce qu’on souhaite quand on l’impose en classe. On connait les problèmes causés par le prosélytisme et la séduction des idées radicales, spécialement chez les adolescents, et on tente d’en limiter le pouvoir. Elle suggère aussi la diversité des points de vue, la pensée critique et la remise en question des idées préconçues. Elle est un facteur de tempérance, un outil de la pensée qui adoucit les mœurs autant que le choc entre les idées.
On pourrait même, si l’on était audacieux, l’appliquer dans notre vie personnelle et sociale.
D’ailleurs, qu’est-ce qui nous empêche de comprendre la tempérance au vu de nos idées profondes et personnelles d’abord, et non pas uniquement par opposition à celles des autres ? Cultiver un esprit critique implique une certaine prudence et le maintien d’une distance envers ses propres biais et convictions. Il faut aussi y avoir été éduqué.
L’expression des idées personnelles du professeur n’est donc pas systématiquement une entorse à la pensée critique, mais plutôt son commencement. Parce qu’un enseignant qui ne pense rien ou ne prend jamais parti ne peut être un modèle en ce sens. Il sera vu simplement comme un conduit par où les idées passent et sont analysées. Ainsi l’élève n’est pas témoin d’un esprit qui agit sur lui-même et qui se connait, mais d’un tube creux.
Mener le bon combat
De là, on peut inférer que mettre de côté son orgueil et ses conditionnements est plus important que mettre de côté sa foi ou ses convictions intimes. Et le travail intérieur sur ces dernières (détachement, ouverture à la critique) peut être pédagogiquement formidable. À condition de ne pas les cacher.
Dans un monde idéal, par exemple, l’enseignant pieux suspend temporairement sa croyance et en formule les principales objections. Il incarne la démonstration que nous ne sommes pas nos idées et que l’être demeure intact après l’analyse. Par la suite, lorsque l’élève sera exposé à un enseignant d’une autre confession, il sera appelé à suspendre son scepticisme d’une façon similaire. C’est un même geste, l’entrainement du même muscle. Et dans cette pause, qui est une forme de silence, se situe le début d’une familiarité bénéfique avec l’inconfort. L’élève pourra ainsi reconsidérer ses croyances et préjugés sans peur que cela ne le détruise ou ne l’invalide.
Le point de vue religieux lui-même peut avoir une fonction éducative. Lorsqu’il est exprimé de façon partiale et sentie, il a le pouvoir d’introduire l’homme à ses anfractuosités et de le protéger d’une absolutisation de la science.
Il ne fallait pas attendre de la loi 21 qu’elle empêche les cas d’endoctrinement comme celui de l’école Bedford. Il ne fallait peut-être même pas l’appliquer à l’école et créer ainsi un faux sentiment de sécurité.
La laïcité n’est pas le remède à l’endoctrinement. Le remède, d’ailleurs, n’est pas toujours politique. Ici, il est peut-être dans une culture populaire forte en faveur d’un esprit libre et déluré, affranchi de la rectitude et, ultimement, du sérieux qui accompagne l’égo et l’intégrisme.