Un accident sur la voie publique. Plusieurs personnes blessées, souffrantes. Pas de temps à perdre : les unités médicales arrivées sur place démarrent les machines à euthanasie et mettent fin à ce spectacle déshonorant la dignité humaine. Plus loin, des « maisons de repos » accueillent tous ceux qui désirent mettre fin à leur jour, désespérés ou simplement las de vivre. Après tout, n’est-ce pas la même chose?
Ces scènes sont tirées du roman de Robert Hugh Benson, Le Maître de la Terre, écrit en… 1907. La réussite de Benson, outre son excellente narration, est d’avoir montré avec brio la logique derrière le développement de la mort sur demande dans une société obsédée par l’autonomie.
Le récent jugement de la Cour supérieure dans l’affaire Truchon et Gladu c. Canada (11 septembre) ordonne au gouvernement d’élargir l’accès à l’aide médicale à mourir (AMM). Ce sont maintenant les personnes qui ne sont pas en fin de vie qui auront le droit à la piqure. Cet élargissement demande un renouvellement urgent de cette réflexion. Comment expliquer ce macabre consensus sur l’existence d’un droit à la mort?
La vie fragmentée
Ne le cachons pas : la confusion règne dans le discours moral actuel. Nous affirmons l’interdit d’homicide, mais acceptons qu’un médecin donne la mort à quelqu’un de consentant.
Devant un taux de suicide alarmant, nous mettons sur pied des campagnes de prévention. De l’autre côté, nous acceptons le suicide lorsqu’il y a un certain type de souffrance.
C’est le même acte (donner la mort) et le même sujet (une personne souffrante).
Bien sûr, ces situations ne sont pas absolument et en tout point identiques, on le concédera. Mais, il est naïf de penser qu’au moment de l’action, l’esprit humain fasse une infinité de distinctions.
Ainsi en va-t-il de l’euthanasie. On crée une multitude de balises, de formulaires et de formules, d’outils juridiques et de garanties médicales afin de pouvoir contourner les bribes de ce monde moral où l’homicide répugne.
La loi de ne pas avoir de loi
Mais derrière tout cela règne en maître le principe qui a conduit à la légalisation de l’aide médicale à mourir : l’autonomie.
C’est la raison principale pour laquelle nous permettons à un médecin de mettre fin aux jours de quelqu’un d’autre. Face à ce principe, les balises sont toujours assouplies, interprétées largement, non respectées.
Si l’euthanasie est un scénario que l’on peut choisir afin de maximiser son intérêt, pourquoi priver certaines personnes de cette possibilité?
La pente glissante dont il a toujours été question n’est rien d’autre que l’application rationnelle de ce principe. Le récent jugement de la Cour nous le prouve. Si l’euthanasie est un scénario que l’on peut choisir afin de maximiser son intérêt, pourquoi priver certaines personnes de cette possibilité? C’est une atteinte aux droits fondamentaux, à l’égalité (dixit le jugement).
Les faits montrent pourtant que cette omniscience humaine est une illusion et que les balises ne sont pas efficaces.
Selon la Commission pour les soins de fin de vie, il y a eu au moins 66 abus de la loi au Québec en trois ans, en plus d’un grand nombre de formulaires d’aide médicale à mourir incomplets ou manquants. Sans parler d’autres juridictions comme celles de la Belgique ou des Pays-Bas.
De plus, on constate sur le terrain que la souffrance physique n’est pas la cause première des demandes d’aide médicale à mourir, mais bien la souffrance existentielle : perte de repères, solitude, honte, peur d’être un fardeau, etc.
Bref, la possibilité de mettre fin à vos jours dépend moins de votre choix éclairé que de l’opinion de votre médecin sur l’AMM.
Lorsque notre loi est de n’avoir pas de loi… On interprète alors les faits à la seule lumière de l’autonomie : tuer n’est pas mauvais, tuer sans consentement est mauvais. Se suicider n’est pas mauvais, se suicider dans des conditions non idéales (maximales) est mauvais.
L’indifférence de la liberté
Et voilà que les règles que nous nous étions données ne tiennent plus.
Il faut, selon plusieurs, « rouvrir le débat ». La naïveté de croire qu’il y a encore un « débat » et même qu’il y en a déjà eu un appartient peut-être à ceux qui ont déjà gagné et qui avaient déjà gagné.
Si la liberté n’est déterminée par aucun critère universel, loi de la nature ou loi divine, qu’allons-nous opposer à l’euthanasie pour les adolescents en détresse psychologique? Aux adultes qui ont le sentiment d’avoir accompli leur vie et qui en ont assez?
Rien. Lorsque la honte de ralentir le progrès fera sa place dans les cœurs, de vieux sentiments culturels feront vite place à la célébration de l’autonomie.
Refuser l’homicide est une condition sine qua non de la liberté ; celle-ci a besoin de trouver ses limites dans l’existence concrète d’une personne.
Au-delà des motifs plus ou moins légitimes de demander l’AMM, ou des histoires individuelles que nous ne jugeons pas ici, voilà donc la conséquence : notre liberté d’indifférence devient une indifférence à la liberté.
La souffrance est une occasion de se regarder avec authenticité. De faire la paix avec soi-même et avec nos proches. De vivre des moments de don et de simplicité dans une vie trop souvent poussée vers le calcul et la dispersion.
Le témoignage des maisons de soins palliatifs, par exemple, vient confirmer cela. Ce témoignage est précieux. Nous pouvons accompagner et soulager la souffrance sans faire disparaître la personne, et le bonheur peut être au rendez-vous. Et nous le devons, car la liberté sans vulnérabilité est une illusion.
Refuser l’homicide est une condition sine qua non de la liberté ; celle-ci a besoin de trouver ses limites dans l’existence concrète d’une personne. C’est aussi une condition sine qua non de la victoire de l’espérance sur un désespoir qui ne se reconnaît plus.
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Pour aller plus loin :
Louis-André Richard, La Cigogne de Minerve. Philosophie, culture palliative et société, Québec : Presses de l’Université Laval, 2018.
Jean-Marc Barreau, Soins palliatifs. Accompagner pour vivre! Paris/Montréal : Médiaspaul, 2017.
Patrick Vinay et Gérard St-Onge, À tire-d’ailes… Témoignages de reconnaissance aux Maisons de soins palliatifs du Québec, Fédération du Mouvement Albatros du Québec et Médiaspaul, 2019.