Dans un passage prophétique des Frères Karamazov, un mystérieux visiteur raconte que, pour refaire le monde à neuf, il faudra d’abord traverser la période de l’isolement de l’humanité.
« Tout le monde dans notre siècle s’est séparé en unités, chacun s’isole dans son terrier, chacun s’éloigne des autres. »
Les hommes pensent se sauver en s’isolant, mais c’est l’inverse : ils s’appauvrissent, deviennent malades et surtout désespèrent.
« Chacun s’efforce d’isoler son visage le plus possible. Chacun veut ressentir en lui-même la plénitude de la vie, et pourtant, le résultat de tous ces efforts, c’est seulement le suicide le plus plein, parce qu’au lieu d’une définition pleine [nous soulignons] de son être, on tombe dans l’isolement total. »
Dostoïevski confirme ainsi par la négative la définition pleine d’Aristote : « L’homme est par nature un animal politique : celui qui est sans cité est soit un être dégradé, soit un être surhumain. » Puisque nous ne sommes ni des bêtes ni des dieux, notre vie sociale n’est point un luxe, mais source et sommet de notre humanité.
Trois solitudes
Mais toute solitude n’est pas mauvaise. À partir du récit de la Genèse, la sagesse judéo-chrétienne en distingue trois.
La première est celle d’Adam face à Dieu. Unique créature terrestre douée d’intelligence et de liberté, il est seul, au milieu des plantes et des animaux, capable de relations personnelles avec son Créateur.
La seconde est celle d’Adam sans Ève. « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. » Il n’est pas bon et non il est mauvais. Car avant le péché originel, cette solitude n’est pas un mal éthique, mais une incomplétude ontologique. En s’examinant lui-même, Adam prend conscience que son cœur et son corps sont faits pour autrui.
La dernière est celle d’Adam séparé de Dieu et d’Ève. Conséquence de la méfiance à l’origine de tout péché, elle entraine une rupture relationnelle. Adam et Ève se cachent de Dieu et se distancient l’un de l’autre. « L’enfer, c’est les autres », disait Sartre dans une formule exprimant l’exact opposé de la réalité.
Isolé ou seul ?
Pour éviter toute confusion, ce dernier état gagnerait à s’appeler isolement plus que solitude.
« Isoler » dérive de l’italien isolato (sans contact avec l’extérieur) et du latin insula (ile). Il marque une privation communicationnelle.
« Solitude » vient plutôt du latin solus, combiné de se (soi) et du suffixe alis marquant l’appartenance. Il indique donc une relation à soi.
Si l’isolement est une coupure relationnelle, la solitude est au contraire la première relation, conditionnelle à toutes les autres.
Signe des temps
Solitude salutaire par opposition à isolement mortifère. Seul celui qui sait faire la différence entre les deux accomplira sa vocation.
C’est d’ailleurs l’espérance de Dostoïevski, qu’advienne le signe de la communion universelle :
« Mais il ne manquera pas d’arriver que cet isolement terrible arrivera à sa fin, et que tout le monde comprendra d’un coup à quel point l’isolement les uns des autres peut être contre nature. Et c’est alors que viendra le signe du Fils de l’homme dans les cieux. »
Alors, quand cela commencera, redressez-vous et relevez la tête, parce que votre délivrance est proche.