Intelligence artificielle: la désincarnation du monde

Certains développements de l’intelligence artificielle ont récemment fait leur entrée dans la vie du commun des mortels. En effet, des plateformes qui, sur la base de commandes assez simples, génèrent du texte et des images avec un niveau de sophistication assez élevé sont devenues accessibles, permettant l’expérience d’une réalité dont la plupart n’avaient jusqu’à maintenant qu’une idée confuse et superficielle.

En ce qui a trait à l’image, plusieurs plateformes ont retenu l’attention, notamment Midjourney. Demandez-lui une église à la manière de Picasso, par exemple, et vous l’aurez en quelques instants, en plusieurs versions. Les usagers qui sont prêts à payer pour un tel service obtiendront des résultats étonnants par leur degré de perfectionnement et par leur rapidité d’exécution.

Quant au texte, c’est l’organisation OpenAI et son produit ChatGPT qui retiennent l’attention depuis quelques semaines. Encore une fois, il suffira d’un moment pour produire, par exemple, un essai de 750 mots sur la théocratie pontificale au Moyen Âge, des éléments de codage complexes, ou un dialogue philosophique inusité.

S’exposer à de tels développements, dont la convivialité est étonnante, c’est nécessairement faire face à un certain étonnement philosophique. C’est aussi, cependant, contempler les conséquences, attendues ou non, d’une certaine «désincarnation du monde».

Quiconque s’est essayé à commander à Midjourney une œuvre d’art, par exemple, a sans doute éprouvé une satisfaction remarquable. En quelques instants, l’idée se concrétise, sans la médiation des personnes, le cout du travail bien fait ou les difficultés de la relation humaine qu’un employé implique et exige.  

On se sent pour ainsi dire libéré de la prison des limites techniques et des habiletés. Il en va de même pour le texte: finis l’effort de synthèse, la réflexion, l’analyse, le casse-tête. Bien au-delà des tâches aliénantes et pénibles, ce sont maintenant la raison et l’art qu’on donne en sous-traitance.

Optimisme naïf ou pessimisme rétrograde ?

Devant une intelligence artificielle de plus en plus visible — puisqu’évidemment, nous en expérimentons les effets plus discrets depuis un moment déjà, notamment à travers les réseaux sociaux —, les tempéraments et les attitudes se révèlent. Les uns, spontanément optimistes, y voient l’émergence d’un outil formidable qui nous facilitera la vie. Qui formulera la moindre critique sera ainsi accusé d’appartenir à la réaction, ridiculisé et assimilé au pire des obscurantismes.

Les autres, spontanément méfiants, sont plutôt hostiles au phénomène, à son potentiel perturbateur. Qui en fait usage est assurément prompt au futurisme fanatique, naïf devant les promesses de l’utopie technologique. Or, les raisons d’être pessimiste, ou du moins critique sont tout de même nombreuses et méritent réflexion.

Parmi les impacts négatifs potentiels de ce type d’usage de l’intelligence artificielle, se trouvent notamment la facilitation de plagiat et l’encouragement à la paresse dans les milieux scolaires et académiques. En effet, les plateformes comme ChatGPT peuvent fournir, sans le moindre effort et en quelques secondes, un travail scolaire assez bien ficelé.

Malgré les erreurs qui s’insèrent ici et là, bien des élèves, et même des étudiants au collège et à l’université, peuvent espérer de meilleurs résultats en sous-traitant leurs efforts à la machine. Selon l’interface utilisée, il peut être difficile de faire la démonstration d’une tricherie. Et si une chose peut attirer l’attention d’un jeune sur les bancs d’école, c’est bien une occasion comme celle-là. Le mot se passe.

Menaces au travail

Naturellement, l’intelligence artificielle représente également une menace pour la sécurité d’emploi d’innombrables professionnels, du secteur éducatif au monde du graphisme, en passant par le journalisme, les jeux vidéos et la programmation. Dans une économie déjà marquée par le précariat, nombreux sont ceux qui s’inquiètent d’être déclassés.

Ce qui pose un problème, ce n’est pas seulement la dimension quantitative du travail (je perds mes heures au profit d’une machine), mais aussi, et surtout, sa dimension qualitative (mon travail ne vaut pas mieux que celui d’une machine). C’est aussi toute une dimension relationnelle qui risque de se perdre dans les milieux de travail où le jugement, la créativité et le sens commun tiennent une place de choix.

Quand, dans le monde du journalisme, puisque c’est celui que je connais, on commande un reportage, des photographies, une illustration, on traite avec des personnes dans leur complexité, leur richesse, leurs talents et leurs défauts. C’est cette rencontre à laquelle sont conviés le lecteur et l’auditeur. Je ne crois pas qu’ils désirent vraiment y renoncer.

Telle que nous l’expérimentons, l’intelligence artificielle représente également une menace contre les droits d’auteur, alors que les plateformes couramment utilisées semblent employer trop souvent de manière détournée le travail de personnes qui ne sont pas pour autant reconnues pour leur contribution.

Vivre l’antirelation

L’intelligence artificielle, qui donne les réponses aux questions que nous lui posons, est aussi non seulement susceptible d’erreur — on peut imaginer qu’en continuant de nous vider en elle ce sera moins le cas —, mais sujette au biais idéologique.

Enfin, de manière plus générale, on doit également souligner que l’intelligence artificielle contribue de façon marquée à une forme de désincarnation du monde que nous expérimentons déjà à travers la dissolution de nos relations et de nos activités rationnelles et créatives dans un univers virtuel déconnecté du réel, au sens concret et enraciné du terme.

Elle promet de nous faire entrer dans une relation qui n’en est pas une, avec une personne qui n’en est pas une: une antirelation avec une machine.  

Notre participation à la cocréation du monde n’est ainsi plus le fait de nos échanges, de nos dispositions ni de nos talents particuliers, à faire et à perfectionner, mais essentiellement de notre volonté, de notre désir, sans médiation, sans la nécessaire contribution d’autres à une œuvre commune. 

Benjamin Boivin

Diplômé en science politique, en relations internationales et en droit international, Benjamin Boivin se passionne pour les enjeux de société au carrefour de la politique et de la religion. Toujours prêt à débattre des grandes questions de notre époque, il assume le rôle de chef de pupitre pour les magazines imprimés au Verbe médias.