Deux philosophes et un bébé

« C’est toi qui as créé mes reins, 
qui m’as tissé dans le sein de ma mère. 
Je reconnais devant toi le prodige, 
l’être étonnant que je suis. » 

Ps 138, 13-14

La philosophie commence par l’étonnement, dit-on. Et ces jours-ci, rien n’étonne plus mon mari et moi, tous deux étudiants en philosophie, que notre nouveau-né. 

Un peu (beaucoup) d’ignorance

Pour s’étonner, ça prend une bonne dose d’ignorance. On ne se surprend pas de ce qu’on connait déjà. Or pour l’ignorance en matière de bébé, mon mari et moi, on bat des records ! Déjà à l’accouchement :

– Oh mon Dieu ! Il a la tête tout allongée. Les forceps l’ont blessé ?
– Non, Monsieur. Ne vous inquiétez pas. La tête se déforme pour sortir du vagin. Ça va se replacer.
– Ouff !

Et après l’accouchement :

– Ah ! Son caca est noir comme du goudron !
– Noir ? Attends, je cherche dans le Mieux vivre. Ok, c’est normal ! C’est le caca qu’il a accumulé dans mon ventre. 
– Maintenant il est vert pesto !?!?!
– Encore normal ! Ce sont les premiers cacas d’allaitement !
– AHHH ! Je crois qu’il est malade ! Son caca est devenu jaune moutarde.
– Quoi ? Attends, je regarde dans notre guide. Encore ok !
– Bon… Maintenant ça sort comme de la mousse de bière…
– J’appelle l’infirmière ! J’espère qu’il n’a pas une intolérance ou un problème !

Et l’étonnement ne concerne pas que les crottes…

– Pierre-Luc ?
– Oui ?
– Je ne comprends pas : on a reçu plein de pyjamas d’été. Des pyjamas sans jambes ! C’est ben niaiseux ! Pourquoi les gens nous ont donné ça ? Il est né en octobre. Il n’a pas besoin de pyjamas d’été.

Deux jours plus tard…

– Pour les nuits froides d’hiver, vous pourrez lui mettre un cache-couche et un pyjama par-dessus. Vous avez des cache-couches, n’est-ce pas ?

Regard paniqué de mon mari et moi. « J’espère qu’elle ne va pas nous trouver mauvais parents. » 

– Ehhh… Non, on n’a pas ça. Mais on va en acheter, c’est sûr !

Le soir, en fouillant sur internet pour des cache-couches, la grande logicienne en moi découvre que ce sont en fait les fameux pyjamas d’été. 2+2=4, comme on dit.

Et l’autre jour, mon mari vient me voir paniqué :

– Notre bébé a un genre de trou sur la tête ! C’est tout mou. J’y ai touché sans le vouloir. J’espère que je n’ai pas atteint son cerveau ! On va devoir en parler aux infirmiers.
– Ça va, ce sont les fontanelles. Les os du crâne ne se touchent pas encore. C’était pour que la tête du bébé passe, tu te souviens ? Et il y a du tissu. Ne t’inquiète pas. Tu ne lui as pas brisé le cerveau. Et ça va se refermer. 
– Ouff !!!

Ça nous apprendra à sauter les cours prénataux, avec l’excuse de la pandémie. 

« C’est plate et ça ne sert à rien », se disait-on en s’endormant devant des cours accélérés en italien. On ne se doutait pas deux secondes qu’on avait peut-être seulement mal choisi les cours en ligne…

Un étonnement plus profond

Heureusement, notre fils suscite aussi chez nous un étonnement plus profond et plus sérieux. Il nous fait vivre le « mystère », le vrai étonnement du philosophe.

Comme toute bonne chrétienne, j’aimais répéter avant d’accoucher cette célèbre formule : « Non, nous n’utilisons pas la contraception. Car nous sommes ouverts à la vie. »

L’expression « ouverts à la vie » sonnait cependant un peu bizarre à mes oreilles. J’avoue que ça suscitait en moi surtout l’image d’un chrétien qui veut remplir un autobus de bébés le plus vite possible. Et cette image me faisait un peu peur. 

Je me disais également, un peu perplexe, que tout le monde est dans une certaine mesure « ouvert à la vie ». Déjà, tout le monde aime les bébés. Je l’ai constaté enceinte, quand des parfaits inconnus s’arrêtaient pour s’informer poliment de ma grossesse…

– Hey ! Il arrête son pickup et crie à travers la fenêtre. C’est surement pour bientôt !?!? T’es ben grosse !!! Hahahaha ! Un gars ou une fille ?
– Un peu perplexe et gênée, je me surprends à crier. Un gars ! Pour la semaine prochaine !

Et maintenant que le bébé est né, des inconnus continuent d’entrer dans ma vie à tout moment :

Je m’assois dans la salle d’attente avec mon bébé. Une madame s’approche et regarde furtivement le siège d’auto… 

– Ça doit pas être ben vieux cette affaire-là ? C’est quoi son nom ?
– François-Emmanuel.
– Ha ! C’est beau. C’est original. (Traduction : c’est trop long. Vous ne vouliez pas l’appeler Liam ou Léo comme tout le monde ?)
– Merci. C’est significatif pour nous. (Traduction : on voulait lui donner d’avance son nom de religieux et/ou d’intellectuel aristocrate.)

C’est donc un fait. Les bébés fascinent. La vie attire. 

Difficulté de l’ouverture à la vie

Aristote a écrit que tout homme désire naturellement connaitre. Il aurait aussi pu écrire que tout homme veut naturellement la vie et la procréation. Mais comme le désir naturel de connaitre se heurte à la difficulté, de même en est-il du désir de procréation. 

On aime connaitre. Mais on n’aime pas se forcer. Ainsi préfère-t-on potiner qu’étudier.

On aime les bébés. Mais on n’aime pas se sacrifier. Ainsi préfète-t-on les photos de bébés. Ou encore les contempler quand ils dorment. 

– Il est tellement beau votre bébé quand il fait dodo ! Un vrai petit ange.
– Veux-tu le prendre ?
– Oui ! (Il se réveille et pleure. La personne est mal à l’aise.) Tiens, retourne voir maman !

La vie grouille. Elle gigote. Quand je regarde mon fils, je m’étonne à quel point il est hors de mon contrôle. Il grandit sans que je ne le veuille. Pleure sans que je puisse le mettre sur « mute ». Il change mon corps. Perturbe mon sommeil. Me fait perdre la notion du temps. Me régurgite dessus…

La vie jaillit en lui. Et je m’étonne de ce mystère. Et je goute le plaisir de l’ouverture à la vie. 

Qui sait, je vais peut-être finir par remplir un autobus moi aussi… 

P.S. Maman, si tu lis ceci, n’aies pas peur. Au fond, je suis sure que tu vas être contente d’avoir plein de petits-enfants. Et ce n’est pas grave si ta fille ne devient pas doyenne d’une super université. En fait, elle n’a jamais vraiment été intéressée par le pouvoir… 


Laurence Godin-Tremblay

Laurence termine présentement un doctorat en philosophie. Elle enseigne également au Grand Séminaire de l’Archidiocèse de Montréal. Elle est aussi une épouse et une mère.