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Cloud

Nous n’avons même plus la tête dans les nuages. Nous avons un appareil dans le cloud. Même l’époque des gratte-ciels est révolue. Elle datait de la plus haute antiquité. Les skylines de Manhattan et de Chicago se croyaient novatrices. Elles portaient la nostalgie des ziggourats mésopotamiennes, c’est-à-dire de la tour de Babel. Les plus riches avaient l’azur pour eux, la majesté des cumulonimbus pareils à de blanches caravelles offrant à leurs projections le symbole de la conquête de nouveaux marchés; les pauvres circulaient à leur pied, dans l’ombre. Désormais, les gratte-ciels paraissent trop liés aux prestiges du jour. On leur préfère les bunkers hyperconnectés, à l’abri du soleil, afin que les écrans y brillent de tout leur éclat, et que les données des clouds se répandent en pluie bienfaisante sur les algorithmes.

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Cloud computing se traduit par « informatique en nuage ». L’Office québécois de la langue française, plus conscient du caractère inédit du dispositif et de l’attelage intenable des deux termes, propose le néologisme « infonuagique ». Il y avait déjà le Web, qui nous faisait oublier le génie des araignées. La toile, néanmoins, suppose encore le fil, le lien, le maillage, alors que le cloud fournit une image plus corpusculaire. La nébuleuse est un amas d’éléments juxtaposés, sans tissage, sans liaison apparente. On aurait pu filer la métaphore parmi les insectes et, passant des araignées aux abeilles, choisir le mot swarm – essaim – avec autant d’usurpation. Il aurait fallu réfléchir au miel et aux dards d’Internet, comme le Web nous invite à réfléchir à ses engluements.

J’ai fait ce rêve de très haute rébellion : la formule devenait magique – abracadabra! Les clouds se transformaient en véritables nuages. Ce qu’on pourrait appeler une «mise à nue ». Serveurs électroniques, bases de données s’évaporaient comme l’eau des mers et se condensaient bientôt au-dessus de nos têtes en cumulus, stratus et cirrus, blancs sur bleu.

Soudain, l’informatique prenait une forme mystique. On pouvait sans doute encore tirer d’un nuage quelque indication météo, mais c’était à vue, comme le paysan relevant sa casquette et s’appuyant sur sa bêche. Sur nos lèvres perlait à nouveau la rosée des dictons et des proverbes: « S’il pleut à la Saint-Victorien, on ne ramassera que du foin… De la nuée très sombre, c’est l’eau pure qui tombe… »

Ce que le nuage nous enseignait de plus précieux, cependant, ne nous informait de rien. Il était ce coton sur la plaie béante de l’azur, ce mouton de l’air impossible à tondre, cette candeur indisponible, ce sourcil sombre au-dessus d’un œil énorme qui versait des larmes et lançait des éclairs… Les enfants couchés dans l’herbe avaient réappris à regarder dans le miroir de leur imagination. Les plus avant-gardistes de la peinture abstraite s’avouaient à l’avance dépassés par tant de compositions mouvantes qui jetaient vers eux l’échelle de l’arc-en-ciel.

L’Exode nous le rappelle : l’Éternel guidait les Israélites durant le jour par une colonne de nuée. On parle souvent, pour retrouver son chemin, d’une lumière dans la nuit, comme si le plein midi n’avait pas aussi ses labyrinthes et ses égarements, pire encore : ses itinéraires programmés, ses lignes à grande vitesse, ses autoroutes. Alors, ce dont nous avons besoin, c’est le nuage. Qu’il offusque le GPS. Qu’il nous rappelle à ce qui ne relève d’aucune cartographie, nous arrache aux destinations lucratives ou touristiques pour nous reconduire à notre libre destinée – sur la voie de la contemplation.

Fabrice Hadjadj

Fabrice Hadjadj est philosophe et dramaturge. Il dirige l'Institut Philanthropos, à Fribourg, en Suisse.