La droite méprise la gauche. La gauche déteste la droite. Les fascistes sont en colère contre ceux qui veulent déboulonner les statues de généraux confédérés et contre les antifas, lesquels alimentent parfois la violence qu’ils souhaiteraient pourtant éteindre.
Spectacle d’une tristesse inouïe.
D’abord, parce qu’une jeune femme a perdu la vie à cause de la colère d’un homme. Ensuite, parce qu’il me semble que, de part et d’autre, on s’affaire plus à démoniser l’adversaire qu’à identifier le véritable Adversaire.
La vérité c’est que nous sommes tous des champions pour dénicher la merde dans la vie des autres, dans le camp « ennemi ». Que l’on ose se l’avouer ou non, nous avons tous un ennemi. Au moins un. Une collègue insupportable, un voisin un peu colon, un membre de notre famille spécialement désagréable. Et cet ennemi, on excelle à le réduire à l’une ou l’autre de ses caractéristiques.
Oh ! Bien sûr qu’il y en a des torts et des travers chez les racistes, chez les communistes, chez les syndicalistes, chez les bons bourgeois, chez les prolos, les proprios, les alcoolos et les toxicos. Il y en a aussi chez les cathos.
Mais quiconque est un tantinet honnête avec soi-même devrait être en mesure de reconnaitre le principe du mal*: quelle est sa source et comment il opère en nous.
L’auto-examen des siens
Dans la foulée, cette lutte contre les impuretés se poursuit partout. Partout hors de soi.
Ainsi, d’audacieux sbires se sont engagés dans une sorte de maccarthysme inversé, chassant des sorcières ayant déjà, peut-être, pris un café avec la 3e voisine d’un gars qui ferait partie d’un groupe d’extrême-droite, et fouinant jusque dans les recoins poussiéreux du comité exécutif du PQ dans la circonscription de Fabre.
D’autres journalistes vont momentanément se transformer en agents promotionnels d’une solution chimique comme remède miracle contre les méchants réactionnaires.
Pendant ce temps, le mal, en super forme, court toujours…
À l’inverse, je crois (naïvement peut-être) qu’un mouvement social ou politique sain devrait, en plus de développer une critique de ce qui cloche dans le monde, procéder régulièrement à un examen attentif des excroissances qui le menacent de l’intérieur.
Par exemple, j’aime bien lire un écrivain de gauche qui est aussi dur envers la gauche qu’envers la droite. Robert McLiam Wilson affirmait dans Limite que la « gauche française est comme celle de Londres : relativiste, bourgeoise, et antiprolétaire. Il n’y a plus rien en commun entre elle et les classes populaires. »
Encore, je me réjouis de voir Andrew Scheer prendre ses distances de certains médias faisant leur miel avec la haine.
Ou enfin, cette sortie de Noam Chomsky regrettant la fâcheuse maladresse des manifestants de gauche à Charlottesville.
La rencontre
On ne nait pas raciste. On le devient.
Nos erreurs sont souvent le résultat de blessures et de mauvaises interprétations du réel. Ne pas en tenir compte nous condamne à répéter les mêmes sermons en boucle, comme des Sisyphe, sur Facebook, sur nos blogues, sur les lignes ouvertes.
Un peu comme pour le gros macho : il suffirait de lui dire d’arrêter d’être misogyne pour qu’il se mette soudainement – pourquoi n’y avait-il pas pensé avant, ô mystère ? – à traiter la femme en respectant pleinement sa dignité.
Pendant tout ça, je rêve au jour où tous ceux qui font la morale antiracisme offriront autre chose aux fachos qu’une série de poncifs sur le vivre-ensemble.
Je rêve qu’un jour nous aurons le courage – bien au-delà des débats par médias sociaux interposés – de faire ce que Jean-Paul II a fait avec les dirigeants communistes du bloc de l’Est : s’assoir avec l’ennemi, ne pas le réduire à ses idées, et engager une virile discussion.
Note :
* En 1963, lorsque la journaliste et philosophe Hannah Arendt a couvert le procès d’Eichmann, ce grand architecte des camps de concentration nazis, elle n’a rien vu chez cet homme du monstre dont tout le monde parlait depuis des années.
Elle y a vu un homme extrêmement loyal à l’État. La banalité du mal décrite par Arendt dans Eichmann à Jérusalem, lui vaudra de sévères critiques de la part de ceux qui préfèrent séparer un peu trop tôt le bon grain de l’ivraie en classant les bons d’un côté et les monstres de l’autre.
Une lettre collective intitulée « Hannah Arendt est-elle nazie ? » est alors publiée dans Le Nouvel Observateur [édition du 26 octobre 1966, citée par Chantal Delsol sur le site de L’Agora]. On lui reproche ses réserves face au manichéisme ambiant. C’est que la thèse d’Arendt sur la « banalité du Mal » s’écartait considérablement de la démonisation des meurtriers que l’on retrouvait chez ses détracteurs.
Mais tandis que Hannah Arendt donne une nature à part au mal nazi, une autre jeune philosophe d’origine juive, Simone Weil, voit les choses autrement dans ses Réflexions sur la barbarie : « je voudrais proposer de considérer la barbarie comme un caractère permanent et universel de la nature humaine, qui se développe plus ou moins selon que les circonstances lui donnent moins de jeu. »
C’est ce qui me désole et me console à la fois : que trop peu d’observateurs des affrontements ayant cours considèrent les aspects mystiques (non négligeables, sinon essentiels) des enjeux ; et qu’une petite femme du début du 20e siècle nous rappelle la dimension mystique du mal.
Le franciscain Éloi Leclerc, qui a d’ailleurs gouté l’horreur planifiée par Eichmann, avait une façon toute simple de résumer, dans Le soleil se lève sur Assise (1999), le siècle qui s’achevait alors :
« On ne crée pas, en effet, la fraternité en l’imposant par la force. (…) Vouloir établir à tout prix et tout de suite le paradis sur terre, c’est le plus sûr moyen de créer l’enfer. Quand une utopie veut imposer sa radicalité sur terre, elle engendre la terreur. »