Banane «scotchée» sur un mur : révolution artistique !

Dernièrement, une banane « scotchée » sur un mur a été vendue 6,2 millions de dollars lors d’une enchère. Cette nouvelle a fait le tour de la planète et a laissé pantois autant les médias que les gens du commun.

Cet édito est tiré de notre émission « Les Verbomoteurs ». Visitez leur page pour voir les derniers épisodes.

Pour ma part, j’y vois une excellente nouvelle pour l’art ! Pas parce que c’est beau, je vous rassure, mais parce que c’est laid. Et que tout le monde le sait.

La première fois que j’ai entendu parler de cette banane à 6,2 millions, je me suis demandé pendant quelques secondes si notre monde n’avait pas basculé dans une dystopie du style Le Meilleur des mondes ou 1984. Mais tout de suite, j’ai été rassurée : non, l’humanité n’a pas perdu le nord. Pas encore.

Comment vous exprimer ma joie en entendant Anne-Marie Dussault de Radio-Canada pouffer de rire en présentant cette nouvelle ? Comment ne pas se réjouir en écoutant même les plus grands spécialistes d’art contemporain reconnaitre l’absurdité de la situation ?

Le laid est objectif

D’accord, me direz-vous, tu n’aimes pas la banane, Laurence. Et personne d’autre, semble-t-il. Mais pourquoi ? La beauté n’est-elle pas pourtant dans l’œil de celui qui regarde ? Ne dit-on pas aujourd’hui que le beau est subjectif ? 

Voilà tout le génie de Maurizio Cattelan : contredire cette prétention à la pure subjectivité en art en nous présentant du laid objectif. Qui osera déclarer belle une banane «scotchée» sur un mur ?

Mais si le laid est objectif, son contraire, le beau, l’est aussi.

Alors, on peut s’entendre sur le beau, et même le définir. Je ne vous apprends rien en vous disant que Socrate, déjà, se posait la question. Il a un jour interrogé un savant reconnu, Hippias, sur le sujet et ce dernier lui a répondu : « le beau, c’est une belle vierge ».

« Et une belle marmite? », s’est empressé de répondre Socrate. « C’est beau aussi, Hippias, une belle marmite? » (Il aurait aussi pu dire : une belle banane!)

Hippias s’est indigné. Comme nous aujourd’hui devant l’œuvre de Maurizio. Comment oses-tu, Socrate, comparer une belle vierge à une marmite? Comment ose-t-on appeler une banane scotchée sur un mur de l’art ?

Le beau exige proportion, complétude, mais aussi splendeur et clarté. Est beau, et s’arroge le titre d’art, ce qui transcende la simple utilité.

Qui rira le dernier ?

Mais alors, Maurizio Cattelan et, surtout, l’acheteur de cette banane, l’entrepreneur chinois Justin Sun, sont-ils de pauvres idiots?

Tout le contraire! Jamais le dicton « rira bien qui rira le dernier » n’aura été aussi vrai. Loin d’être des imbéciles, ils se servent de notre stupidité à tous. La mienne d’abord.

Déjà, le titre de l’œuvre aurait dû nous mettre la puce à l’oreille, nous prévenir du piège : Comedian (Humoriste). Et le choix du fruit – la banane – renforce la prétention comique.

L’œuvre ne veut pas émouvoir ni élever l’âme, mais faire rire. Or, on ne rit pas du beau, mais du laid. Les enfants rient, par exemple, d’une personne qui glisse sur une banane…

Et, aujourd’hui, Maurizio Cattelan rit des millions de gens qui, en s’intéressant à son œuvre, ont vu leur attention glisser sur une banane.

Et Justin Sun, loin d’avoir perdu 6 millions, se réjouit du coup de publicité que lui procure notre indignation. Certainement, cet achat portera du fruit…

Cette œuvre, au fond, moque notre tendance réactionnaire, notre fascination pour les scandales. Elle profite du plaisir qu’on prend à dénoncer les autres, à enlever la brindille dans l’œil de l’autre au lieu d’ôter la banane poutre dans le nôtre.

Donc, quel est mon conseil devant cette banane «scotchée» sur un mur ? Faire tout le contraire de ce que je viens de faire : ne pas en parler.

Ou, du moins, ne plus en parler maintenant qu’on a saisi la vérité profonde de cette œuvre, à savoir que ni le laid ni le beau n’est pure subjectivité. Cette leçon valait bien 6 millions, sans doute.

Et à tous ceux qui me lisent, sachez que j’accepte aussi volontiers, pour quelques millions, de me rendre à votre demeure et de «scotcher», sur le mur de votre choix, cet édito fruitier.

Laurence Godin-Tremblay

Laurence termine présentement un doctorat en philosophie. Elle enseigne également au Grand Séminaire de l’Archidiocèse de Montréal. Elle est aussi une épouse et une mère.