Austérité pour les autres

Le Québec est agité par une lutte sociale centrée sur les finances de l’État. Les uns clament que les dépenses publiques sont hors de contrôle et que le Québec est au bord de la faillite. Les autres rétorquent que l’urgence n’est pas si grande et qu’il serait plus juste d’équilibrer les finances publiques en retraçant les riches qui évitent de payer leurs impôts.

Les arguments fusent, le ton monte et le désordre se pointe. Il devient difficile d’imaginer une solution rationnelle face à un problème qui semble reposer sur des visions de la réalité économique qui sont étrangères l’une de l’autre.

Pour trouver un point commun dans la critique des deux camps, il faut chercher en profondeur, mais on peut trouver. Ce point commun est l’irresponsabilité des décideurs publics. Dans les deux camps, on dénonce le fait que les décideurs publics ne prennent pas les décisions qu’ils prendraient si ces décisions les affectaient personnellement.

Duel gauche-droite?

À gauche, on fait valoir que, quand une dette importante nous est due, on ne libère pas le débiteur en échange de quelques petits cadeaux. Pourtant, c’est ce que font les politiciens lorsqu’ils se laissent amadouer par les lobbyistes qui détournent l’attention du gouvernement loin des paradis fiscaux. Les grandes corporations engrangent des milliards en profits moins imposés que les revenus des travailleurs et, pourtant, lorsque le déficit budgétaire justifie des coupures drastiques, on se tourne vers les travailleurs syndiqués et les programmes sociaux pour se réaccaparer les ressources manquantes. Si les politiciens étaient personnellement touchés par ces coupures, on suspecte qu’ils seraient plus agressifs envers l’évasion fiscale des grandes corporations.

À droite, on fait valoir qu’on n’offre pas notre argent à tous ceux qui nous le demandent avec une insistance suffisamment forte. Pourtant, c’est ce que font les politiciens lorsque, par peur de perdre les prochaines élections, ils flanchent sous les demandes des groupes de pression qui, à coups de manifestations et de grèves, obtiennent des avantages sociaux inaccessibles à l’ensemble de la population. Les politiciens ne sont en fonction que pour un ou deux mandats, c’est-à-dire pour moins d’une décennie dans la plupart des cas. Ainsi, les politiciens préfèrent creuser un déficit budgétaire intenable à long terme plutôt que de mener une lutte politique qui résulte en une impopularité temporaire. Si les politiciens devaient contribuer de leurs propres poches pour combler ce déficit, on suspecte qu’ils seraient moins conciliants face aux demandes des groupes de pression.

De part et d’autre, on fait valoir des contrearguments. La droite fait valoir que les corporations font rouler l’économie et qu’on leur doit une part importante de notre prospérité. La gauche fait valoir que les groupes de pression représentent des intérêts légitimes et que, sans eux, les gens pour lesquels ils militent se retrouveraient sans défense. Ces contrearguments révèlent à quel point l’économie est un enjeu complexe et que l’on ne peut pas la réduire à une formule évidente, mais ils ne répondent pas au problème de fond commun : ceux qui prennent les décisions économiques n’en assument pas les conséquences dans leur vie personnelle.

Propriété privée

Ce problème de fond est lié à notre rapport à la propriété privée. La gauche envisage la propriété privée comme une pratique utile pour gérer les ressources à petite échelle; elle tolère sans problème que l’État monopolise plusieurs marchés, ce qui laisse peu d’options aux travailleurs qui voudraient des services différents de ceux offerts par l’État. La droite estime que la propriété privée est presque sacrée; elle refuse l’idée que la richesse est le fruit d’une œuvre collective et ne reconnait pas que les écarts de richesse sont souvent injustes.

Ces rapports à la propriété privée sont à l’origine des dérives du socialisme et du capitalisme puisque, dans les deux cas, ceux qui prennent les décisions économiques ne souffrent pas lorsque ces décisions sont maladroites ou malhonnêtes. Pour corriger cela, il faut reconnaitre que la propriété privée est un droit fondamental, mais qu’elle n’est pas sacrée pour autant. Les travailleurs ont le droit de choisir comment jouir des fruits de leur travail mais, pour que les fruits de leur travail se retrouvent entre leurs mains, il faut parfois redistribuer la richesse accumulée par une classe sociale privilégiée.

Cette philosophie économique est nommée distributisme. Ses principaux penseurs furent les auteurs britanniques Gilbert Keith Chesterton et Hillaire Belloc, inspirés par la doctrine sociale de l’Église. L’un des principes fondamentaux de cette doctrine est la subsidiarité, selon laquelle le pouvoir doit être exercé par des individus aussi nombreux que possible. Il ne doit pas y avoir un petit groupe qui décide pour toutes les masses humaines; chaque petit groupe doit décider pour lui-même.

C’est pourquoi les distributistes dénoncent à la fois le socialisme et le capitalisme. Les distributistes refusent que l’économie soit gérée par un petit groupe de politiciens ou un petit groupe de patrons. Contrairement au socialisme, le distributisme prescrit que la propriété privée soit respectée et que l’économie soit composée d’entreprises privées. Contrairement au capitalisme, le distributisme reconnait que l’accumulation de la richesse est parfois injuste et qu’il importe de la redistribuer afin que tous les groupes sociaux occupent une part significative du marché.

Coopératives

Le modèle concret qui exemplifie le mieux le distributisme est celui des entreprises coopératives. Les propriétaires de ces entreprises en sont les employés, et parfois aussi les clients. Ainsi, les luttes entre employeurs et employés sont largement écartées puisqu’il s’agit des mêmes individus. Les travailleurs ont intérêt à ce que les profits soient élevés et l’entreprise a intérêt à ce que les salaires soient élevés.

On peut citer des exemples d’entreprises coopératives à succès tels que Mountain Equipment Co-op (MEC), une entreprise canadienne offrant des produits de plein air. Il s’agit d’une grande entreprise dont le chiffre d’affaires se situe dans les centaines de millions de dollars; elle est dirigée par des administrateurs professionnels mais elle ne génère aucun profit. Lorsque ses revenus dépassent ses dépenses, MEC diminue ses prix de vente, augmente les conditions de travail de ses employés et verse des dons à des œuvres écologistes (qui tiennent à cœur à ses clients amateurs de plein air).

Plus éloigné de nous, on peut aussi citer l’exemple de la corporation basque Mondragon. En fait, il s’agit d’une fédération de coopératives dont le chiffre d’affaires dépasse 14 milliards de dollars. Cet exemple démontre que les coopératives ne sont pas condamnées à demeurer au stade de petites entreprises en périphérie de l’économie. Les coopératives peuvent croitre et se fédérer afin d’occuper tous les grands marchés.

Transformation culturelle

Le succès des quelques grandes entreprises coopératives comme MEC et Mondragon a été possible sans réforme politique. La première condition nécessaire pour le succès de telles entreprises coopératives est surtout une transformation de notre culture économique. En tant que travailleurs et consommateurs, nous devons prendre l’économie sous notre responsabilité plutôt que de laisser l’État ou les grandes corporations tout décider à notre place. Nous devons également nous faire confiance afin de partager les risques et les bénéfices de l’entreprenariat plutôt que de se lancer dans une mêlée concurrentielle du chacun pour soi.

C’est en ce sens que notre rapport à la propriété privée doit être équilibré afin de parvenir à une réelle justice économique. Si la propriété privée est banalisée, on adopte une culture économique où on délègue nos responsabilités économiques aux institutions publiques centralisées. Si la propriété privée est idolâtrée, on adopte une culture économique où chacun tente de s’accaparer la plus grande part du gâteau. C’est en ayant un rapport équilibré face à la propriété privée, en reconnaissant qu’elle est un droit fondamental mais que la richesse peut être redistribuée en respectant ce droit, que l’on pourra susciter une culture économique où chacun est responsable de sa situation économique sans se dissocier de la solidarité collective.

Si le distributisme était adopté à titre de programme politique, on pourrait accentuer cette transformation culturelle à l’aide des réformes politiques visant à multiplier les entreprises coopératives à succès. On pourrait redistribuer la richesse des mieux nantis afin de subventionner les projets d’entreprises coopératives dont les travailleurs-propriétaires ne possèdent pas de capital de départ suffisant. Ainsi, sur une longue période de temps, les grandes entreprises coopératives pourraient devenir la norme plutôt que l’exception.

Le bienfait le plus important du distributisme demeure l’autonomie des travailleurs qui peuvent choisir comment jouir des fruits de leur travail. En combinant la liberté du capitalisme et l’égalité du socialisme, le distributisme permet aux travailleurs de conserver les fruits de leur travail et d’obtenir les services qui correspondent à leurs besoins personnels.

À défaut d’opter pour la transformation culturelle qui mène au distributisme, notre histoire économique ne saura échapper aux cycles d’austérité tels que celui que traverse le Québec actuel. Si les travailleurs veulent devenir réellement dignes en tant qu’acteurs économiques, s’ils veulent s’émanciper de la tutelle des patrons et des politiciens, ils doivent adopter une culture économique où ils assument pleinement la responsabilité des entreprises : une culture distributiste.

Sylvain Aubé

Sylvain Aubé est fasciné par l’histoire humaine. Il aspire à éclairer notre regard en explorant les questions politiques et philosophiques. Avocat pratiquant le droit de la famille, son travail l’amène à côtoyer et à comprendre les épreuves qui affligent les familles d’aujourd’hui.