Accoucher, c’est naitre de la souffrance

La première fois que j’ai accouché, j’ai vite compris qu’il y avait dans cet évènement quelque chose de plus grand que le « simple » fait de faire sortir un enfant de mes entrailles. Loin de moi l’idée de réduire l’importance du processus physiologique de l’accouchement, mais cet acte est avant tout existentiel. 

Sans avoir besoin d’y penser, on comprend vite que la vie est intimement liée à la souffrance, dès ses balbutiements.

Chaque fois que j’ai accouché, après plusieurs heures de travail (sans péridurale), j’ai immanquablement frappé un mur. 

Découvrir le but

Pourquoi endurer toute cette douleur ? Ou m’infliger cette souffrance indescriptible ? Pourquoi continuer ? Tout cela devenait soudainement bien absurde.

Pour mon troisième bébé né en maison de naissance, ce mur m’a semblé davantage en brique qu’en paille. Toutes les suggestions de ma sagefemme pour faire avancer le travail rencontraient un refus systématique de ma part.

Je ne voulais plus avoir mal. J’en avais marre, je voulais être transférée à l’hôpital et me faire geler. Ne plus rien sentir.

Puis mon accompagnante est venue s’assoir à côté de moi et m’a calmée. Elle m’a rappelé, doucement, le sens de ce que je vivais : mon bébé arrivait et ce qui se passait dans mon corps, c’était pour lui. 

La base, direz-vous. 

Oui, la base. Celle-là même qui semble si lointaine quand tu as terriblement mal depuis une heure et que tes membranes ne semblent pas prêtes à se rompre. Cette base-là, grâce à elle, je m’en suis souvenue. Il y avait un petit garçon qui allait naitre d’une minute à l’autre (exactement 3 minutes plus tard, en fait), et c’était déjà moi, sa mère. 

C’était par ma souffrance qu’il aurait la vie. Ce passage me prépare, chaque fois, à toute ma vie de mère.

Et tout à coup, parce que cette souffrance a un sens, elle devient soutenable. Elle devient vivable. J’oserais même dire que j’ai envie de la porter. Il y a un but à tout ça.

Immobile et impuissant

Un an plus tôt, presque jour pour jour, j’accouchais à l’hôpital de notre petit François, dont on avait appris la veille qu’il était décédé, à 37 semaines de grossesse. 

Je ressentais le besoin de vivre cet accouchement comme ceux de ses frères auparavant : naturellement, sans péridurale. J’en ai avisé le personnel médical dès notre arrivée. On m’a fait savoir que je pouvais changer d’idée à tout moment durant le travail, que je souffrais déjà assez, que je n’avais pas à en endurer davantage. Que je n’avais rien à prouver.

C’était très gentil et bien intentionné, comme toutes les autres fois où on me l’a rappelé par la suite, dès que j’exprimais une douleur un tant soit peu. 

Mais je voulais tout sentir, j’en avais besoin, pour vivre mon deuil et tout le reste. Toutefois, je reste humaine, et la douleur est rapidement devenue intolérable. Tout à coup, l’analgésie devenait tentante, surtout sachant qu’elle était si accessible… 

C’était par ma souffrance qu’il aurait la vie. Ce passage me prépare, chaque fois, à toute ma vie de mère.

Parce qu’à chaque contraction, l’infirmière ne savait pas quoi faire d’autre que de m’offrir cette piqure. Alors que de l’autre côté du lit, l’accompagnante (la même qui serait à mon chevet un an plus tard) m’encourageait, me trouvait bonne et forte, me rappelait le bébé qu’on rencontrerait sous peu. C’est d’elle que j’avais besoin.

Et mon bébé est finalement né, comme les autres. 

Un parallèle désarmant

Il me semble qu’un parallèle avec notre rapport avec la souffrance en général s’impose… 

Quand, aujourd’hui, se fait-on encourager dans la souffrance ou se fait-on rappeler qu’elle a un sens ? Peut-on s’en faire montrer les fruits pour notre vie ? 

Dans cette société où la solitude est un mal répandu, on a perdu le don de l’accompagnement. Quelques Gaulois étranges semblent résister à cette tendance de la piqure systématique : les personnes travaillant en soins palliatifs, les doulas, les sagefemmes… 

À force de fuir l’adversité dans toutes les facettes de nos vies et de s’analgésier la face, peut-être passe-t-on à côté de ce qui donne un réel sens à notre existence. Plus que ta nouvelle auto, plus que tes rénovations, que tes platebandes et que tes résolutions zéro-déchet.

Le problème, c’est qu’en évacuant la souffrance, on se garde de rencontrer le Christ, de porter un peu sa croix, de l’y accompagner et d’enfin ressurgir de la mort avec lui.

Et on réduit drôlement les occasions pour Dieu d’être un père pour nous, de nous consoler, de nous bercer et ultimement, de nous sauver. 


Florence Malenfant

Détentrice d'un baccalauréat en histoire de l'art à l'université Laval et d'un certificat en révision linguistique, Florence a une affection particulière pour le bouillon de poulet et un faible pour la littérature russe!