Taïwan
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Taïwan: la tentation de l’Occident

Nous avons assisté tout récemment à une montée très sérieuse des tensions entre la Chine et Taïwan. Mais quelle est l’origine de cette rivalité opposant l’ile qu’on appelait jadis Formose (du portugais Ilha Formosa, belle ile) et le régime dictatorial de Pékin?

Cette rivalité tire son origine de la guerre civile qui, de 1927 à 1937 et de 1945 à 1950, a opposé les communistes de Mao Zedong (1893-1976) aux nationalistes de Chiang Kai-shek (1987-1975), et qui s’est soldée par la fuite à Taïwan des nationalistes.   

D’austronésienne à chinoise à japonaise

À l’origine, l’ile de Taïwan ne fait partie ni ethniquement ni politiquement de la Chine, qui est, dès ses débuts et jusqu’au 20e siècle, une entité essentiellement continentale, dominée par l’ethnie Han et structurée en empire, de la fin du 3e siècle avant J.-C. à 1912.

C’est seulement en 1683, après dix-neuf siècles d’histoire mouvementée, faite tour à tour d’unification, de fragmentation, de réunification et d’expansion du territoire, que la dynastie Qing (1644-1912), seizième grande dynastie impériale, intègre l’ile à son domaine.

Aux yeux des empereurs de la dynastie Qing, elle a cependant peu de valeur et d’intérêt stratégique. Elle constitue dans les faits une zone frontalière assez mal contrôlée, qui demeure principalement peuplée par des populations aborigènes austronésiennes.

En 1887, à la fin du règne des Mandchous, qui seront chassés du pouvoir en 1912, l’ile acquiert le statut officiel de province chinoise, statut qu’elle ne conserve que huit ans, puisqu’à l’issue de la première guerre sino-japonaise (1894-1895), elle devient nippone.

Sous domination japonaise, l’économie demeure essentiellement agricole (canne à sucre, riz), mais les nouveaux maitres construisent des infrastructures (chemin de fer, système routier, télégraphe), implantent un système bancaire et financier, promeuvent l’éducation.

De japonaise à chinoise à taïwanaise

À la fin du 19e siècle, l’ile est majoritairement chinoise: 2 200 000 Chinois, contre 300 000 Aborigènes. Une politique nationaliste d’assimilation, qui veut faire de tout ce monde des Japonais, contribue à «l’émergence d’un sentiment d’unité nationale» (V. Niquet) autour du japonais.

En 1945, après 50 ans de présence nippone, l’ile redevient territoire chinois, les alliés ayant appuyé, deux ans plus tôt, à la Conférence du Caire, la revendication de la République de Chine, dirigée par Chiang Kai-shek, de récupérer Taïwan à l’issue du conflit. 

Mais 1945 est aussi l’année où la guerre civile entre communistes et nationalistes reprend. Quand les communistes prennent Pékin, en 1949, les nationalistes de Chiang Kai-shek se replient sur l’ile de Taïwan, qui devient le seul territoire chinois sous leur contrôle.

Face à la République populaire de Chine, création des communistes dirigée par le président Mao Zedong, se dresse la petite République de Chine, dictature dont le projet officiel, jusqu’à la mort de Chiang Kai-shek, sera la reconquête (fantasmée) du continent.

Du côté de Pékin, l’idée d’une conquête de l’ile qui parachèverait la Révolution prévaut, mais l’absence de marine de guerre au départ, la guerre de Corée et la faiblesse générale de l’armée jusque dans les années 1990 ont toujours empêché la «réunification» d’advenir. 

De reconnue à marginalisée

Rivalisant, en pleine Guerre froide, pour être reconnu à l’international comme seul pouvoir chinois légitime, chacun des deux camps ennemis s’enferme dans des rhétoriques absolument contraires, mais qui défendent l’une comme l’autre l’idée qu’il n’y a qu’une seule Chine.

L’Occident capitaliste juge bien sûr que, malgré sa position très précaire sur le plan géopolitique, le pouvoir taïwanais est le seul légitime, et ce, en dépit du fait qu’il est lui aussi une dictature. Cette situation perdure durant la période la plus tendue de la Guerre froide. 

Quand, au début des années 1970, les Américains décident, pour affaiblir l’ennemi soviétique, d’un rapprochement avec la Chine communiste (qui est à couteaux tirés avec l’U.R.S.S. depuis 1961), les beaux jours de la République de Chine sont comptés.

De seule incarnation légitime du pouvoir chinois, l’État taïwanais glisse au rang d’entité politique sans véritable reconnaissance internationale. Pour les Taïwanais encore sous le règne de Chiang Kai-shek, un très long hiver diplomatique d’un demi-siècle commence.

Pour les communistes de Mao, c’est le contraire. La reconnaissance acquise par la République populaire lui garantit une place dans les institutions internationales. Ainsi, à partir de 1971, c’est Pékin, et non plus Taipei, qui siège au Conseil de sécurité de l’ONU.

De marginalisée à exemplaire

Mais parallèlement, une évolution majeure se produit à Taïwan: un fort dirigisme étatique propulse l’économie de l’ile, en s’aidant de la technologie japonaise et des capitaux américains. Taïwan devient ainsi «l’un des dragons de l’économie asiatique» (V. Niquet).

Autre évolution majeure à Taïwan, à la fin du 20e siècle: le passage de la dictature à la démocratie avec, en 1996, la première élection d’un président de la République au suffrage universel. Depuis, les libertés s’épanouissent et font de l’ile un modèle pour toute l’Asie.

La Chine communiste, sous Deng Xiaoping (1904-1997), connait elle aussi, à partir de 1978, une évolution qui va s’accélérer dans les années 1990, provoquant durant 30 ans, de 1992 à 2022, des mutations sociales sans précédent dans l’histoire. Mais sans démocratisation.   

Or, chose ironique, la modernisation sans démocratisation mise de l’avant par Pékin s’est inspirée en partie du modèle taïwanais de l’État-parti capitaliste et dictatorial mis en place par Chiang Kai-shek et son parti nationaliste (le Kuomintang) à son arrivée dans l’ile.  

Qui plus est, l’élite économique de Taïwan à l’origine du développement de l’ile a aussi joué un rôle clé dans le démarrage de l’économie de la Chine continentale, à partir du moment où Pékin a opéré un virage stratégique vers le capitalisme d’État, dans les années 80. 

D’exemplaire à négligeable?

L’intégration grandissante des deux économies et l’évolution économique de la Chine continentale ont pu, pendant des années, laisser croire à l’élite taïwanaise et aux Occidentaux que le communisme allait graduellement laisser place au libéralisme à Pékin.

Après les convulsions de l’ère Mao, une gouvernance plus souple, de Deng Xiaoping à Hu Jintao, avait aussi laissé présager, nonobstant Tiananmen, une amélioration durable des méthodes du Parti. Mais depuis, Xi Jinping a donné au régime un aspect néototalitaire.    

Aujourd’hui, la rivalité Chine/États-Unis s’accentue et Taïwan joue son avenir. Pour garder son autonomie, l’ile en appelle à la solidarité des démocraties et tire pour l’instant avantage de son rôle incontournable dans l’industrie des semi-conducteurs, dont tous ont besoin.

Mais la décision récente des Européens et des Américains de réduire leur dépendance technologique à l’égard de Taïwan pourrait bien être, au-delà d’un légitime redressement stratégique, le prélude à un abandon de l’ile aux mains du Parti communiste chinois.

Quand l’Occident aura développé ses capacités de production, Taïwan n’aura plus qu’une carte à jouer: celle de la solidarité démocratique. Mais comment cette solidarité s’affirmera-t-elle face à une Chine dont la montée en puissance est loin d’être terminée?

De combat de Taïwan à celui de Xu Zhangrun

Dans un contexte nouveau où, économiquement, l’ile pourrait finalement être considérée comme «quantité négligeable», la tentation d’en appeler hypocritement à l’apaisement pour mieux maquiller un renoncement risque fortement de s’accroitre, de Washington à Berlin.

Mais pourra-t-on jamais considérer comme négligeable une population chinoise qui prouve chaque jour au monde que les principes libéraux, loin d’être de simples particularismes culturels de l’Occident, sont l’expression d’une aspiration universelle de l’âme humaine? 

Une illustration du caractère universel de cette aspiration est le récent opuscule Alerte virale (R&N Éditions, 2021), du dissident chinois Xu Zhangrun, ouvrage qui, en plus d’une dénonciation du régime, contient un plaidoyer pour l’instauration de l’État de droit en Chine. 

Si ce texte est d’abord une réaction à la gestion, jugée calamiteuse, de la crise du coronavirus par le parti unique, c’est surtout une critique implacable du système politique chinois, gangrené jusqu’au trognon par la corruption endémique et le larbinisme généralisé.

S’ajoutant à des écrits similaires des années 2016-2020, le pamphlet Alerte virale a valu à son auteur, un éminent savant, la perte définitive de son emploi à l’université Tsinghua (considéré comme le MIT chinois), où il enseignait le droit en qualité de constitutionnaliste.

De la dénonciation à la revendication

Alerte virale renferme neuf «conclusions» sur l’état actuel de la Chine auxquelles est arrivé le professeur déchu, et qu’il a choisi d’exprimer en public, malgré la répression qu’il risquait de subir – et qu’il a subie de fait puisqu’il a brièvement connu la prison en juillet 2020.

Pour donner une idée du ton de ce pamphlet écrit au vitriol, voici le premier paragraphe de la première de ces «conclusions»:

«Le régime politique actuel est corrompu et sa moralité sérieusement entamée. Préserver les intérêts de son clan, “régner sur ses fleuves et montagnes” est devenu l’unique préoccupation de ce régime et du dirigeant qui se trouve à son sommet. Les “masses populaires” qu’ils invoquent si souvent ne sont en réalité aux yeux de ce régime qu’une masse indéterminée de numéros fiscaux que l’on peut piller et extorquer à loisir, une masse que l’on peut bien passer par pertes et profits tant qu’on la maintient sous contrôle. Pour ce système totalitaire, les masses populaires ne sont ainsi que le dos sur lequel viennent se nourrir les innombrables parasites de toutes tailles qui le composent.»

À en croire le professeur Xu Zhangrun, nous sommes ici, un peu comme en Occident, devant un cas de sécession des élites, avec tout ce que cela implique de franche curée dissimulée sous une trompeuse rhétorique du bien commun à défendre et à promouvoir. 

Et comme en Occident, mais avec des moyens centuplés par l’absence d’État de droit, les élites chinoises manifestent un gout prononcé pour l’uniformité idéologique, le contrôle serré du discours public et la création d’univers parallèles relayés par les médias à la botte du Parti.

Devant cette violation systématique des droits et libertés de la personne, Xu Zhangrun s’insurge et en appelle aux réformes:

«Il faut supprimer la censure des journaux; mettre fin à la surveillance et à l’espionnage généralisés d’internet; garantir la liberté d’expression, ce qui mettrait en même temps fin à l’autocensure; instaurer la liberté de manifester et la liberté d’association; respecter et faire respecter les droits de l’ensemble des citoyens, notamment le droit à des élections libres.»

Si jamais vous êtes tenté de penser que la Déclaration universelle des droits de l’homme est l’expression d’un particularisme occidental; si vous croyez, au nom de la réalpolitique, que l’universalisme libéral n’a servi qu’à assoir sur le monde, pendant deux siècles, l’hégémonie culturelle de la civilisation nord-atlantique; si vous défendez l’idée que les droits de l’homme sont et resteront inexorablement étrangers aux sociétés dites holistes, dans lesquelles le tout (la société) prime sur la partie (l’individu); si vous soutenez que les autres civilisations ont toute légitimité à refuser, au nom de la cohérence culturelle, d’intégrer l’exigence humaniste du respect des droits individuels; enfin, si vous avez tendance à oublier que l’argument de la cohérence culturelle peut servir à pérenniser le despotisme, lisez Alerte virale. Ce condensé de lucidité et de courage vous fera entendre un autre son de cloche.

Pour aller plus loin:

Les informations au sujet des relations entre la Chine continentale et l’ile de Taïwan ont été tirées d’un ouvrage très éclairant, publié récemment: Taïwan face à la Chine (Tallandier, 2022, 240 pp.), de la politologue spécialiste de la Chine et de l’Asie du Sud-Est, Valérie Niquet.

Pour une solide introduction à l’histoire de la guerre civile en Chine et pour s’initier plus généralement à la période allant de la fin de l’Empire à la création de la République populaire, on lira avec profit Xavier Paulès, auteur de La République de Chine (Belles Lettres, 2020, 432 pp.), ouvrage qui, dans l’Histoire générale de la Chine en cours de publication aux Belles Lettres, couvre la tumultueuse période allant de 1912 à 1949.

Enfin, on ne saurait trop recommander, encore une fois, la lecture du pamphlet du dissident Xu Zhangrun, Alerte virale (R&N Éditions, 2021, 76 p.), dont le texte, traduit et préfacé par Geremie Barmé, ancien étudiant de Simon Leys en Australie, est accompagné d’un très utile avant-propos de Jean-Philippe Béja, qui rappelle en quelques pages instructives l’histoire conflictuelle des relations du pouvoir communiste avec les intellectuels chinois. 

Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.