Le Christ dans les limbes, oeuvre d'un disciple de Jérôme Bosch.
Le Christ dans les limbes, oeuvre d'un disciple de Jérôme Bosch.

Sait-on vivre le Samedi saint?

Que se passe-t-il le Samedi saint? On a vu Jésus mourir la veille, dans l’après-midi, et on sait qu’il va ressusciter le jour de Pâques, même si la célébration commence la nuit précédente. On a pleuré le vendredi, on se réjouit le dimanche. Mais le samedi, entre les sanglots et la joie, hormis la préparation du gigot, comment le vit-on?

Le christianisme est, par excellence, la religion de l’homme, mais pas n’importe lequel. Elle est la voix de celui qui, par sa croix, se vide totalement de lui-même pour, au fond de cet abime, rencontrer la plénitude de Dieu. Vide et plénitude sont les deux extrêmes qui se répondent, car, ontologiquement, ils sont au même niveau.

Or, nos facultés strictement humaines – raison, imagination, sensibilité – sont incapables par elles-mêmes d’appréhender ces réalités, qui sont d’un autre ordre: l’accès à celui-ci suppose, par conséquent, un saut qualitatif. En langage chrétien, c’est le saut de la foi qui s’épanouit dans l’unité de la foi.

Quelle meilleure illustration de cette impossibilité tout humaine que la façon dont nous avons coutume de vivre le Samedi saint? Comment vivons-nous ce moment, souvent perçu comme une parenthèse, entre la Passion et la Résurrection?

L’ultime purification

On sait une chose, c’est que Jésus est descendu aux enfers (pas en enfer, mais dans le Shéol ou l’Hadès grec, là où les défunts, ombres flottantes, ne connaissent ni joie ni peine). Cette action dans un lieu qui nous est étranger ne suffit pas pour alimenter une liturgie ni même un office; et de fait, c’est le moment du Grand Silence.

On sait aussi que c’est Marie, toute seule, qui a assuré la continuité et l’approfondissement de la foi en ce jour. La seule façon de le faire était de se taire, ou pour parler mystique, d’assumer silencieusement la nuit noire. C’est du reste par le silence que la Vierge parle; elle est, pour ainsi dire, la caisse de résonance ou l’amplificateur ontologique de l’Église.

Jésus disparait et réapparait, sous une autre forme certes. Mais le samedi, il n’est plus là.

Cet article est d’abord paru dans notre numéro spécial du printemps 2019. Cliquez sur cette bannière pour y accéder en format Web.

Notre tradition, longue et riche, nous aide et nous éclaire. Mais elle nous obscurcit également dans la mesure où elle nous raconte déjà le dénouement de la pièce. Par conséquent, nous trichons, en quelque sorte. Nous troquons l’espérance théologale pour l’espoir humain afin d’indexer celui-ci sur un happy end. Nous demeurons au niveau familier parce que nous savons que la perte du Sauveur s’inscrit dans une trame de sens bien connue.

Ainsi, l’Agneau de Dieu va aux enfers tandis qu’on larde le cuisseau d’agneau de Charlevoix de gousses d’ail en attendant qu’il revienne.

Tragique, unité et vide dans le christianisme

C’est terriblement dévaluer le Samedi saint et, partant, dépouiller le christianisme de sa dimension fondamentalement tragique. C’est oublier que celle-ci constitue paradoxalement le tremplin vers la plénitude de la Résurrection.

En général, quand nous utilisons ce qualificatif mal compris de nos jours, car il est plutôt antique et païen, nous évoquons surtout l’implacabilité d’un destin qui s’oppose à notre volonté humaine, laquelle lorgne fatalement des objets délicieux (l’être aimé, la pérennité du nom, la richesse, la santé, une postérité nombreuse, etc.). Le tragique nous fait miroiter ces chatoyantes perspectives pour mieux nous en bloquer la jouissance.

Les récits mythologiques, donc païens, nous proposent une pléiade de dieux qui tantôt s’attirent, tantôt se chamaillent entre eux et nous font assumer leurs beautés et leurs saletés au gré de la préférence ou de l’aversion de chacun pour tel ou tel mortel.

Le récit grec, s’il nous montre des exemples humains rayonnants, est aussi un cimetière de destins et d’amours contrariés. À la fois splendide, poignant et profondément vrai, il nous décrit une humanité poussée à ses limites et déchirée dans sa multiplicité. Il ne manque à cette éblouissante fresque polythéiste que le coefficient de transcendance et d’unité accru du monothéisme.

Devant ce tableau, le Dieu un, à quoi peut-il bien servir?

[Le christianisme] ne cherche pas un remède surnaturel contre la souffrance, mais un usage surnaturel de la souffrance.

Simone Weil

Il récapitule cette multiplicité pour la porter dans l’unité de la foi. Il n’abolit certes pas la souffrance, même la pire, il n’efface pas les larmes de nos yeux; au contraire, il dynamise ce tragique pour en faire une porte ouvrant sur une autre dimension. Comme le dit avec fulgurance Simone Weil: «L’extrême grandeur du christianisme vient de ce qu’il ne cherche pas un remède surnaturel contre la souffrance, mais un usage surnaturel de la souffrance.»

Cela suppose, de la part de l’homme, de vivre selon l’appel de Dieu, d’entrer dans la grandeur des extrêmes que sont la déréliction et la gloire, pour ensuite les dépasser et assumer l’insondable profondeur de sa vie, qui est justement divine.

C’est encore Simone Weil qui résume génialement l’impossibilité de cette situation: «La vie telle qu’elle est faite aux hommes n’est supportable que par le mensonge. Ceux qui refusent le mensonge et préfèrent savoir que la vie est intolérable, sans pourtant se révolter contre le sort, finissent par recevoir du dehors, d’un lieu situé hors du temps, quelque chose qui permet d’accepter la vie telle qu’elle est.»

C’est pour cela qu’il faut le vide.

Chaque vie humaine a son Samedi saint

Tout le Samedi saint est dans ce constat. Son escamotage illustre cette impossibilité et le mensonge qui s’ensuit.

Ce jour est le moment le plus aigu où l’on ne peut que recevoir du dehors si l’on ne veut pas recouvrir le vide atroce par des discours, des activités, des consolations diverses. Ou encore, si on ne veut pas rabaisser la joie pascale au simple contraire de la douleur de la Passion, au happy end (on rétorquera avec raison que les célébrations pascales demandent une préparation humaine, mais cela ne remplace pas le deuil fondamental).

Or, aucun langage humain ne peut rendre compte du Samedi saint. Aucun cri de la Passion ni aucune exultation de la Résurrection ne peuvent s’y faire entendre. Ce jour ne rend aucun écho. L’espace-temps est aboli, la crevasse a aspiré toute raison, toute imagination et tout sentiment. Marie-Madeleine, ivre de douleur, a perdu son axe fondamental et en est hébétée. C’est l’appel d’air vital de la Gloire, le creuset de la «profonde unité de la foi», selon le mot de saint Cyran (17e siècle).

Tout cela a l’air mystérieux à l’extrême. Mais il suffit de réfléchir à nos existences individuelles pour nous rendre compte que nous vivons tous le Triduum pascal à nos échelles réduites. Et ce, tous les jours. Tous les jours, au gré de nos déceptions, de nos joies, de nos dépressions, nous vivons des pertes, des passages à vide, des retrouvailles. Une mort et une renaissance aussi.

La Passion et la Résurrection de Jésus Christ ne constituent pas une histoire bien ficelée qui ne se serait passée qu’il y a 2 000 ans et que nous aurions docilement ânonnée au cours des siècles suivants sous la vigilante férule d’un clergé jaloux de ses prérogatives. C’est tout autre chose: nous sommes nous-mêmes le théâtre privilégié, quoique en miniature, de cette dramaturgie.

Si le christianisme est une religion révélée, alors ce triduum est le révélateur de ce qui git dans les profondeurs infinies de l’homme. Le révélateur, mais aussi, je le disais précédemment en allusion à l’approfondissement de la foi de Marie, l’amplificateur ontologique. C’est en ce sens que le Dieu un qui souffre, meurt et ressuscite active le potentiel humain plus loin que les dieux multiples de l’Olympe.

Et c’est pour ça que le christianisme est, par excellence, la religion de l’homme.

Les mystiques peuvent vivre pleinement le Samedi saint. Pour notre part, nous pouvons essayer d’affronter nos propres moments de morts, là où la vie semble avoir reflué on ne sait où. On peut, certes, comme Baudelaire, vomir sourdement son spleen alors que les

«… longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.»

Ou encore, plus près de nous avec Loco Locass, émettre un spasme:

«Sans aspiration j’peux plus respirer
Aspiré par la spirale d’une houle à rappel j’me rappelle
Qu’il faut que je coule encore plus profond
Pour espérer remonter si j’ai de la veine
Avec la veine de fond.»

Assumer et nommer le vide en soi-même

Mais le problème est qu’on macère dans le mou, dans une ultime tentative de trouver un filet de vie, aussi ténu soit-il.

Happé dans cette spirale affreusement tiède où le moi se convulse mornement sans disparaitre, où le râle veut encore râler, on entretient la dépression. Or, pour en sortir, si tant est que cela soit humainement possible, il faut la traverser, voir au-delà. Pour cela, il faut d’abord la laisser advenir et l’assumer, dans le silence. Puis attendre qu’elle nous livre le langage ineffable qui frémit derrière. Il faut être humble, se faire terre et se taire (humus, humanus et humilitas sont parents).

Il faut se faire obéissant jusqu’à la mort et descendre aux enfers, car la réponse git au fond même de sa question. Ou, pour parler comme saint Augustin, la question contient la conversion qui, à son tour, contient la confession.

Mais c’est un jeu très risqué, car habiter pleinement la dépression est extrêmement difficile, souvent impossible, voire funeste. La douleur psychique est telle que le moi se braque naturellement. S’il peut subir la mort, il ne peut quasiment pas s’y faire obéissant. Et l’on se gardera de juger quiconque préfère les paradis artificiels, parce que c’est la seule consolation qu’on lui a proposée ou qu’il peut accepter.

Étonnamment, le vitalisme esquisse une voie à suivre, et l’écrivain et philosophe espagnol Miguel de Unamuno a raison d’affirmer que «l’ennui fait le fond de la vie, c’est l’ennui qui a inventé les jeux, les distractions, les romans et l’amour».

On parle ici d’un tourment lié à une perte d’espérance. Un état assez proche sans doute de ce que les amis de Jésus Christ ont dû vivre après sa mort.

C’est donc par l’absence de jeux, de distractions, de romans et même d’amour que l’on peut faire face à l’ennui, le débusquer, dans l’espoir que se révèle ce qu’il cache. On ne parle pas ici d’un ennui simplement ennuyant, mais d’une affectation autrement plus forte, que l’on retrouvait par exemple à l’âge classique, où elle désignait un tourment lié à une perte d’espérance. Un état assez proche sans doute de ce que les amis de Jésus Christ ont dû vivre après sa mort.

Quoi qu’il en soit, ce pèlerinage de souffrance requiert un vocabulaire et une pédagogie appropriés, faute de quoi on reste dans le connu et on passe à côté de la réalité qu’il cèle. Comme on passe fatalement à côté du Samedi saint.

Un vocabulaire du vide… Un des principes de la philosophie grecque antique veut que seul le semblable connaisse le semblable. Par exemple, c’est l’œil qui saisit le tableau, c’est la raison qui appréhende les vérités mathématiques, c’est une faculté supérieure qui contemple les idées éternelles. Mais comment dire l’étreinte de l’Amour et du mal dans un seul homme, puis l’engloutissement de la Vie dans les enfers?

Seul un fils de Dieu peut le faire. Et seule une fille de Dieu peut le comprendre et lui donner pleine résonance. Mais pour nous, marqués par le péché de la cassure ontologique et par l’imperfection, par quel langage pourrons-nous réintégrer les enfers dans la Gloire?

Comment nommer le trait d’union entre la Crucifixion et la Résurrection, c’est-à-dire le symbole qui est la matière même de l’unité profonde de la foi?

Le paradoxe comme moyen de changer de niveau

Il y a deux moyens à notre disposition: la prière et le paradoxe (en langage paulinien, scandale et folie).

Pour le premier, on laissera la parole aux mystiques, beaucoup plus éloquents.

Quant au second, l’étymologie grecque nous en apprend le sens premier: para (à côté, près de, issu de, contre, contraire à) et doxa (opinion). On se situe à côté de, ou contre, l’opinion tout en partant d’elle. On dévie d’une trajectoire prévisible; la surprise scandaleuse crée la rupture d’où surgit la réponse, la Parole. C’est du reste ainsi qu’en parle le même Unamuno quand il dit que «le paradoxe est le moyen le plus tranchant et le plus efficace de transmettre la vérité aux endormis».

Si le Verbe s’incarne dans une Vierge, nous devons alors devenir vierges de langage, ce qui est la fonction du Samedi saint, pour que le Logos s’incarne à nouveau.

Cette purification est un va-et-vient permanent entre le connu et l’inconnu, un retour constant à la case départ d’un jeu de l’oie qui s’approfondit à mesure que l’on trébuche et que l’on revient en arrière.

C’est ainsi qu’au terme du processus nous pourrons espérer dire, avec le poète T. S. Eliot: «Nous ne cesserons jamais d’explorer, et la fin de notre quête arrivera là où nous avons commencé et nous connaitrons le lieu pour la première fois.»

Par la vertu du passage à vide, tout sera récapitulé et transfiguré. Ce sera le matin de Pâques, le premier, le plus étincelant, le plus plein, le plus pur.

Jean-Philippe Trottier

Jean-Philippe Trottier est diplômé de la Sorbonne en philosophie ainsi que de l’Université McGill et du Conservatoire de Montréal en musique. Auteur de trois essais, dont La profondeur divine de l’existence (préfacé par Charles Taylor) est le plus récent.