Avez-vous déjà remarqué que l’apôtre Jean n’est jamais nommé dans son évangile? Il est toujours désigné comme «le disciple que Jésus aimait». De plus, comme il est fêté le 27 décembre, dans l’ombre de Noël, il est facilement oublié.
C’est voulu. En général, saint Jean est un apôtre effacé, mais influent, qui nous enseigne beaucoup sur la contemplation et son importance dans l’Église.
Dans les évangiles, Jean apparait souvent en duo avec Pierre, parce qu’ils remplissent des rôles opposés et complémentaires.
Pierre est justement la pierre visible sur laquelle Jésus fonde son Église (Mt 16,18). Il mène activement les autres disciples pour aller pêcher des hommes. En contraste, Jean est l’apôtre discret et contemplatif qui repose fermement sur le cœur de Jésus.
La dernière Cène illustre bien la dynamique entre saint Pierre et saint Jean (Jn 13,20-26). Après que Jésus leur a annoncé que l’un d’eux allait le trahir, les disciples cherchent à identifier le traitre. Évidemment, la première personne à se poser la question est Pierre, qui est le chef actif des apôtres.
Cependant, il ne demande pas directement à Jésus. Plutôt, il se tourne vers saint Jean, qui repose sa tête sur le cœur du Christ, et lui dit de demander à Jésus. Jean s’exécute, et Jésus répond à tout le monde.
On voit donc saint Pierre passer par saint Jean, le contemplatif, pour accéder à Jésus.
Vision contemplative
Une autre histoire illustrant cette relation se trouve au dernier chapitre de l’évangile de Jean. Après la résurrection, Jésus apparait sporadiquement aux disciples. À un moment où il est absent, Pierre amène certains apôtres pêcher. Mais, même après une nuit complète d’efforts, ils n’ont rien attrapé.
Alors qu’ils retournent sur la rive, quelqu’un s’y trouve déjà et leur dit de lancer leurs filets à l’eau. Ils obéissent et font une pêche miraculeuse! Jean, en bon contemplatif, discerne alors que l’homme sur le rivage est Jésus. Il en avise les autres disciples et Pierre plonge alors à l’eau pour se précipiter vers Jésus!
Bref, si les contemplatifs discernent Dieu en premier, les actifs réagissent en premier.
Influence cachée
Pour d’autres exemples de cette relation, on peut continuer de regarder dans la bible, mais on peut aussi se tourner vers l’histoire de l’Église elle-même. En effet, la relation entre Pierre et Jean se poursuit à travers leurs successeurs, qui sont respectivement la hiérarchie ecclésiale officielle et les mystiques.
On peut penser, par exemple, à la relation entre le pape Grégoire XI et sainte Catherine de Sienne, lors de la controverse de la papauté d’Avignon.1
Catherine était une contemplative sans pouvoir officiel dans l’Église. Elle a même passé une grande partie de sa vie isolée dans sa chambre à prier. Cependant, parce qu’il était évident qu’elle reposait sur le cœur de Jésus, sa réputation s’est vite répandue. Ultimement, elle a pu convaincre le successeur de Pierre de quitter Avignon et de se réinstaller à Rome. Les cardinaux français du pape avaient beau lui recommander fermement le contraire, la proximité évidente de Catherine avec Dieu avait plus d’influence.
Bref, Catherine, contemplative comme Jean, a su montrer au pape, le successeur de Pierre, quelle était la volonté de Dieu pour lui.
Il s’agit là d’un exemple connu, et il serait possible d’en nommer d’autres, mais l’influence des contemplatifs est généralement plus cachée et il est difficile d’en estimer l’ampleur. Dans l’histoire de l’Église, combien de décisions cléricales importantes ont-elles été influencées par des rencontres inconnues avec des mystiques effacés? Combien de fois Pierre a-t-il été influencé par Jean?
Respect de l’autorité officielle
Or, remarquons que si sainte Catherine de Sienne a convaincu le pape de revenir à Rome, elle ne l’a jamais dénigré et n’a jamais non plus tenté de prendre sa place ou celle de ses cardinaux.
C’est intéressant parce que, au regard de l’importance des contemplatifs et de leur accès privilégié à Dieu, on pourrait se demander pourquoi ce ne sont pas eux qui mènent directement l’Église. Pourquoi le pape Grégoire XI n’a-t-il pas donné une place officielle à sainte Catherine? Ou encore, pourquoi Jésus n’a-t-il pas fondé son Église sur Jean, le disciple qu’il aimait? La question se pose d’autant plus que Pierre a renié Jésus, au contraire de Jean, qui est resté au pied de la croix.
C’est étonnant à première vue, mais en général, les contemplatifs se soumettent au discernement de l’Église. On en voit un exemple fascinant à la fin de l’Évangile de Jean, après que Marie Madeleine ait appris aux disciples que le tombeau de Jésus est vide (Jn 20,1-10).
Pierre s’élance immédiatement vers le tombeau, mais il se fait dépasser par Jean, qui arrive en premier. Après tout, les contemplatifs ont un accès privilégié à Dieu. Cependant, Jean attend au seuil du tombeau. Il laisse Pierre entrer en premier et ne le rejoint qu’ensuite.
Autrement dit, même s’il peut accéder au mystère en premier, le contemplatif ne prend pas la place de Pierre, le chef officiel de l’Église.
Deux missions unies
Effectivement, si un contemplatif tentait de prendre une place active dans la hiérarchie ecclésiale, il cesserait du coup d’être un contemplatif. Maintenant actif, il risquerait alors de se faire détrôner à son tour par le prochain contemplatif venu. Ainsi, si les contemplatifs ne se soumettaient pas à leurs autorités actives, on ne s’en sortirait jamais. Ce serait révolution par-dessus révolution.
On constate donc, au contraire, une danse dans l’histoire de l’Église. Depuis Pierre et Jean, actifs et contemplatifs maintiennent leurs différences tout en collaborant vers le même but. Pierre dirige et fait grandir l’Église concrètement dans le monde, alors que Jean intercède auprès de Dieu pour Pierre.
Pierre agit comme Jésus, le suivant jusqu’au martyre, alors que Jean prie comme Jésus, attendant son retour (Jn 21,17-23). En restant unis, Pierre et Jean édifient le corps du Christ.
