Croire
Illustration: Judith Renauld / Le Verbe

Qui ne croit en rien croit en tout

Ce vendredi, j’ai une journée chargée. J’enseigne la logique au Grand séminaire de Montréal le matin et je donne une conférence à l’UQAM en après-midi, dans le cadre d’un colloque de philosophie. J’entre au séminaire à 8h00, un peu avant le cours. C’est calme, il n’y a presque personne. La déco me donne un peu l’impression d’être revenue en arrière dans le temps, surtout le tapis. J’aime bien en un sens. C’est confortable et chaleureux.

Je commence mon cours de logique par une citation attribuée à G.K. Chesterton, question de faire discuter un peu les étudiants: «When men stop believing in God they don’t believe in nothing; they believe in anything» (Quand les hommes cessent de croire en Dieu, ce n’est pas qu’ils ne croient en rien, c’est qu’ils croient en tout). 

– Vous en pensez quoi? N’est-ce pas un peu contradictoire: quelqu’un qui ne croit pas en Dieu ne croit pas en tout! Au minimum, il ne croit pas en Dieu. Non?

– Peut-être que Chesterton veut dire que, au fond, c’est impossible de ne pas croire en Dieu. Même celui qui dit «tu n’es pas» à Dieu suppose qu’il est.

– Oui, et j’ajouterais, pour appuyer mon collègue, que le fait même de posséder le concept de Dieu témoigne de son existence. Un être éminemment parfait et donc existant, comme il est plus parfait d’exister que de ne pas exister.

– Bon… vous avez lu saint Anselme, on dirait…

– Oui!

– Mais êtes-vous sûr de son raisonnement? Vraiment, peut-on déduire qu’un être existe du simple fait d’en avoir une idée?

J’ai partagé ensuite mon interprétation de la citation de Chesterton.

En fait, à mon avis, la citation ne porte pas principalement sur Dieu.

Il me semble que le point tient surtout au fait que beaucoup d’hommes, en cessant de croire en Dieu, s’imaginent ne croire en rien. «Moi, je ne me fie qu’à ce qui est prouvé, qu’aux faits! Je ne suis pas religieux! Je ne me satisfais pas de croyances!»

Sauf qu’à bien y penser, il n’y a rien de plus illusoire que de penser ne croire en rien. Tout le monde croit. Même les hommes les plus brillants. Comme l’a bien vu Tocqueville, «il n’y a de si grand philosophe dans le monde qui ne croie un million de choses sur la foi d’autrui, et qui ne suppose beaucoup plus de vérités qu’il n’en établit».

En fait, penser ne rien croire, c’est se résigner à seulement croire. C’est «croire en tout», comme écrit Chesterton. Car c’est ne plus distinguer savoir et croire. Faites le test. Questionnez les gens autour de vous sur ce qu’ils croient savoir. Par exemple, demandez l’explication du phénomène des marées.

– C’est la lune.

– La lune? Comment elle fait?

– Par la gravité.

– Et ça fonctionne comment, la gravité? C’est quoi, la gravité?

– Eh, comme des billes sur une toile. Les billes creusent la toile et donc se rapprochent…

– Mais c’est quoi, cette toile dont serait fait l’univers?

– Toi et tes questions…

Le monde de l’UQAM

Je quitte le séminaire vers midi. J’arrive juste à temps à l’UQAM pour le diner. Une étudiante m’interpelle:

– C’est toi, la femme de Pierre-Luc! Enchantée! Parait que tu enseignais ce matin? Où ça?

– Au Grand séminaire de Montréal. J’enseigne aux futurs prêtres.

– Ah ouin? Ayoye! Ça doit être bizarre d’enseigner à des religieux! En philosophie, on n’a aucune certitude, aucune croyance. Et eux, ils sont justement pleins de certitudes et de croyances. Tu fais comment pour les faire réfléchir? Pour les sortir de leurs dogmes?

Je souris intérieurement, en repensant à ma citation de Chesterton. Je n’ai cependant pas le temps de répondre à ma collègue: le maitre de séances annonce la reprise des conférences. Je me contente donc de lui sourire, murmurant qu’on a tous ses croyances au fond.

C’est sûr, à la défense de ma collègue, que les étudiants en philosophie nourrissent de nombreux doutes. Durant le colloque, un professeur a par exemple remis en question la prémisse d’un de mes arguments, prémisse qui se résumait pourtant seulement à «il y a des choses qui bougent dans le monde».

– Mais si je bouge ma main, ça ne te suffit pas comme preuve?

– C’est peut-être une illusion. Pour autant qu’il y a parfois des mouvements et des repos illusoires, on ne peut pas prendre pour évident que le mouvement existe. Peut-être Parménide a-t-il raison. Le mouvement ne serait qu’apparence…

– Bon…

D’un autre côté, malgré ce qu’ils prétendent, les gens en philosophie possèdent aussi beaucoup de certitudes. Toutes sortes d’idées farfelues ont reçu une approbation quasi unanime durant le même colloque, par exemple que le bien et le mal ne dépendraient que de la subjectivité de chacun. Ou encore que l’homme et la femme ne possèdent pas de natures spécifiques.

À la recherche d’un monde un et commun

À chacun ses idées reçues. Qu’on prenne comme certain que l’existence de Dieu se déduise du concept même d’un être éminemment parfait ou que l’on considère évident que le bien et le mal ne possèdent pas de valeur objective.

En rentrant vers Québec, je me suis mise à rêvasser dans l’auto, me demandant comment ces deux univers parallèles (le Grand séminaire et l’UQAM) pourraient communiquer. J’ai repensé à ce fragment célèbre d’Héraclite : «Pour les éveillés, il y a un monde un et commun. Mais parmi ceux qui dorment, chacun s’en détourne vers le sien propre.»

Distinguer le rêve de la réalité. La croyance du savoir. La croyance raisonnable de la croyance superficielle. Chercher un monde un et commun.

Vouloir le vrai plutôt qu’ériger comme vrai son vouloir.

Laurence Godin-Tremblay

Laurence termine présentement un doctorat en philosophie. Elle enseigne également au Grand Séminaire de l’Archidiocèse de Montréal. Elle est aussi une épouse et une mère.