philosophie
Illustration: Marie-Pier LaRose/Le Verbe

La philosophie, celle qui oscille entre science et sagesse

En régime chrétien, tout discours sur Dieu a pour finalité d’inciter à vivre une relation à Dieu. Et toute relation à Dieu se structure autour des principes d’imitation du modèle divin (ici Jésus) et d’incorporation de l’esprit divin (ici l’Esprit Saint), en vue d’une élévation qui rend participant à la vie de Dieu. La relation à Dieu devient ainsi la source et le fruit d’une continuelle conversion intérieure et d’un nouveau mode de vie, qui, graduellement, par cercles concentriques, conduit à la rénovation de toute la vie personnelle, familiale, sociale.

Cette conversion est amorcée par une expérience d’illumination intérieure induisant la metanoia, c’est-à-dire la transformation de la façon de penser, mais, à terme, c’est toute l’existence qui se trouve affectée positivement, et pas seulement la vie de l’esprit. La nouveauté se manifeste certainement dans une nouvelle manière de comprendre la vie, mais surtout dans une nouvelle manière de vivre. De la quête de vérité à la rénovation de la vie, en passant par la réception intérieure de la révélation, il y a un même mouvement.

L’aspiration à la rénovation existentielle est caractéristique de la religion chrétienne, mais aussi de la philosophie antique. Dès Pythagore, celle-ci ne s’est jamais limitée à une activité purement spéculative, mais s’est conçue et vécue comme un effort de modelage du comportement humain sur la vérité de l’être, en vue d’une certaine excellence de l’homme. La vie de philosophe consistait ainsi à faire passer les lumières de la connaissance dans la vie concrète, en convertissant les vérités philosophiques en sagesse, donc en vertus.

Philosophie: théorie et manière de vivre

C’est l’histoire de cette conception sapientiale de la philosophie, comprise comme théorie et comme au-delà pratique de la théorie, donc comme mode de vie, que raconte le professeur Juliusz Domański (né en 1927 et aujourd’hui âgé de 95 ans) dans un ouvrage des plus stimulants:  La philosophie, théorie ou manière de vivre? Les controverses de l’Antiquité à la Renaissance (1996). Le livre se compose de quatre conférences ayant pour objet d’étude le discours que la philosophie a tenu sur elle-même au fil des siècles, de Platon à Érasme.  

On y apprend que la définition que la philosophie a donnée d’elle-même, pour avoir connu des variations, s’est structurée, dans les traditions platonicienne et néoplatonicienne qui ont occupé une large part du champ de la pensée antique, autour de quelques éléments récurrents. D’abord, un désir de connaitre «ce qui est, en tant qu’il est» (réflexion ontologique); puis un désir de connaitre à la fois ce qu’est l’homme (questionnement anthropologique) et ce qui est au fondement de l’être (quête métaphysique).

Ce désir de la connaissance a donné à la démarche philosophique un caractère foncièrement  théorétique, auquel s’est adossé un projet clairement «practiciste». Ce dernier a fait de la philosophie, depuis le Phédon de Platon, une entreprise de détachement et de préparation à la mort (c’est le versant ascétique ou thérapeutique de la philosophie), en vue d’une «assimilation à Dieu – ou plutôt au divin – autant qu’elle est possible à l’homme» (c’est le versant mystique de la philosophie, exposé dans le Théétète du même Platon).  

L’influence des Pères de l’Église

La thèse avancée et étayée par J. Domański est que la conception de la philosophie développée par les Grecs, non pas comme simple appréhension intellectuelle du monde (théorie), mais comme art de vivre en conformité avec l’ordre de la nature, a commencé à être amputée de sa dimension practisiste par les Pères de l’Église, qui ont préféré à «l’éthique réalisée» des philosophes païens (jugée insuffisante et incapable de s’actualiser dans un sens authentiquement moral), une morale surnaturalisée sous l’action de la grâce et rendue possible par la vie sacramentelle.   

«Cette mise en question [patristique], écrit J. Domański, a touché […] l’atopia des philosophes», qui, chez Platon, désigne ce qu’a de singulier la personnalité de Socrate, modèle par excellence du sage. Pour Platon, et plus encore pour un penseur de l’Antiquité tardive comme Diogène Laërce, l’atopie est l’aspect extravagant que la sagesse peut revêtir aux yeux de la foule, qui ne comprend pas que la bizarrerie caractéristique de la personnalité des philosophes est en fait le signe qu’ils évoluent sur un autre plan, en quête de «la réalité fondamentale».

Selon notre auteur, les Pères de l’Église auraient préféré à la voie atopique des philosophes – voie ayant conduit théoriquement à la connaissance des principes éthiques, mais jamais à l’incarnation complète et réussie de ceux-ci dans un mode de vie à la hauteur de l’idéal moral théorisé – celle des «saints chrétiens, bons imitateurs du Christ qui les aide par la force de la grâce surnaturelle». Ainsi, «la valeur d’exemple» de la vie et de la personnalité des philosophes aurait perdu, sous l’influence patristique, sa force et son attrait.

De l’intellectualisme de l’École à la réaction humaniste

Les Pères de l’Église auraient cependant continué, ainsi que, plus tard, leurs héritiers les philosophes et théologiens du Moyen Âge, à tenir en haute estime l’activité spéculative de leurs précurseurs grecs. L’habitude aurait donc été prise, dès l’époque patristique et plus encore à l’époque de grande effervescence intellectuelle qui vit s’imposer le «rationalisme» de la théologie scolastique, de scinder en deux l’héritage de la pensée antique formant jadis un ensemble intégré (théorie et manière de vivre), pour ne retenir que le leg théorique. 

D’après le professeur J. Domański, «c’est au XIIIe siècle que se sont opérées définitivement d’une part, la réduction de la philosophie à son contenu théorique, d’autre part, la séparation de la philosophie et de la théologie». Ayant perdu, au profit de cette dernière, son statut de discipline englobante et intégratrice des autres savoirs, y compris du savoir sur Dieu, la philosophie s’est en effet trouvée ramenée, sous l’influence des scolastiques, au rôle de servante de la théologie, nouvelle discipline reine à laquelle elle servit de propédeutique.

Ce n’est qu’avec l’humanisme, qui suivra le lent déclin de la tradition scolastique abimée dans ses manies «ratiocinantes», qu’on exigera de nouveau de la philosophie qu’elle ait une pertinence pour la vie et qu’elle s’épanouisse dans l’existence exemplaire des «vrais philosophes». Les vrais philosophes, selon Pétrarque, ne sont pas ceux qui «donnent des préceptes aux autres […] et sont les premiers à s’opposer à leurs recommandations», mais bien plutôt ceux qui «confirment par leurs actes ce qu’ils prêchent: l’amour et le souci de la sagesse».

De la «réflexion métaphilosophique» aux «circonstances extra-doctrinales»

En retraçant l’évolution de la réflexion des philosophes sur la philosophie (donc l’évolution des théories métaphilosophiques) depuis les origines jusqu’à la Renaissance – réflexion par laquelle la philosophie «a atteint la pleine conscience d’elle-même, c’est-à-dire de ce qu’étaient son essence, ses buts et ses tâches» –, J. Domański a offert une contribution précieuse à la recherche sur la philosophie comme mode de vie. Et Pierre Hadot (1922-2010), le grand spécialiste français du sujet, dont j’ai déjà parlé ici, le souligne dans sa préface à l’ouvrage.

Dans son avant-propos au livre, J. Domański prend cependant la peine de nous dire que les énoncés des philosophes sur la nature de leur discipline sont non seulement «étroitement liées au contenu “matériel” de leurs doctrines philosophiques», mais aussi, et «peut-être encore plus étroitement liées aux circonstances extra-doctrinales, au contexte culturel ou religieux d’une époque donnée». C’est pour une question de délimitation du sujet et d’homogénéité du propos que J. Domański déclare ne pas s’être aventuré de ce côté.  

Peut-être aurait-il fallu le faire cependant; car le lecteur, en refermant le livre, ne peut se défaire de l’impression qu’il y a, dans cet ouvrage rigoureux et captivant, qui témoigne de l’immense culture de son auteur, sinon une erreur de perspective, du moins le choix d’une perspective qui, pour légitime qu’elle soit au départ, risque de fausser notre appréciation du sujet si elle n’est pas ajustée, voire intégrée à une autre approche encore plus englobante, et qui tiendrait compte précisément de ces «circonstances extra-doctrinales».

Déclin de la philosophie ou essor de la théologie?

On a le sentiment, du point de vue chrétien, que l’auteur, malgré l’intérêt de sa démarche, n’a pas pris le problème par le bon bout. Car l’idée se défend que l’alternative entre «théorie ou manière de vivre» n’en est finalement pas vraiment une, puisqu’à toutes les époques, l’idéal de connaissance a côtoyé l’idéal de sagesse, et qu’ils se sont toujours articulés l’un à l’autre, à des degrés divers, dans des assemblages ayant des différences d’accent qui portaient parfois l’aspect intellectuel à l’avant-plan, et d’autres fois mettaient la quête sapientiale en évidence.

Au Moyen Âge, la philosophie est certes amputée de sa dimension sapientiale, «qui fait désormais partie de la spiritualité chrétienne» (P. Hadot). Mais ce déplacement de l’aspiration sapientiale du pôle naturel de la philosophie vers le pôle surnaturel de la religion chrétienne n’abolit pas la tension connaissance/sagesse, qui subsiste, du fait d’abord de la coexistence, au sein de la tradition chrétienne, de l’ambition théorique de la philosophie et de l’aspiration sapientiale de la religion, mais aussi du fait de l’existence d’une dualité au sein même de la tradition théologique chrétienne, qui voit se développer un « rationalisme » scolastique (à visée principalement théorique) à côté de l’approche monastique traditionnellement axée sur la sagesse.

Ainsi, que les deux pôles de la philosophie antique aient été isolés l’un de l’autre, pour que soit «relocalisée» la sagesse et qu’elle s’épanouisse à l’intérieur d’un mode de vie chrétien, est certes un phénomène culturel notable, digne d’être étudié et narré, mais est-ce bien ce qui doit d’abord retenir notre attention, quand on veut s’expliquer le destin complexe de la philosophie? Ce qui compte d’abord, et qui éclaire tout, ne serait-ce pas plutôt l’émergence de la théologie, cette sorte de philosophie qui ne se fait plus sans référence à la pensée du Christ? 

D’une civilisation à une autre

La vraie évolution qui touche la philosophie concerne sa fonction dans le système culturel de l’Antiquité, qui était, au départ, d’être la clé de voute de la tradition éducative et scientifique de la civilisation païenne, jusqu’à ce que la théologie émerge de la quête d’intelligence spirituelle, morale et dogmatique des chrétiens, et vienne lui ravir ce statut de science englobante, culminante et édifiante (au sens de «qui a pour fonction d’édifier, d’éduquer, de construire intérieurement et moralement l’homme»).

Le changement de règne qui fit de la théologie la reine des sciences s’explique précisément par des «circonstances extra-doctrinales» extrêmement complexes peut-être, mais dont les conséquences historiques ont été on ne peut plus manifestes, puisqu’elles ont entrainé un changement de civilisation. Ce qui a mis un terme à des schèmes mentaux, des coutumes, des traditions vieilles de plus d’un millénaire, que les chrétiens de l’époque ont désigné du terme péjoratif de paganisme, et que nous pouvons pour notre part appeler l’hellénisme.

Le mot hellénisme, nous dit Wikipédia qui cite le CNRTL, «renvoie à l’ensemble de la civilisation de la Grèce antique et aussi à son extension à des régions non grecques». L’hellénisme doit donc être compris à la fois comme horizon de pensée, comme système de mœurs et comme tradition vivante. Dès l’avènement du christianisme, l’hellénisme a été concurrencé comme vecteur d’humanisation, puis éventuellement supplanté par la nouvelle religion. À terme, il a même été persécuté, combattu violemment, et écrasé par la force…

Sans vouloir excuser le comportement dominateur des chrétiens nouvellement en position de force et enclins à en abuser, on peut mieux comprendre ce qui s’est passé si on reconnait qu’il ne s’agissait pas pour eux de remplacer une discipline par une autre, ici la philosophie par la théologie, mais plutôt une vérité par une autre. Une vérité qui allait donner naissance, à la faveur d’une inversion normative bien expliquée par Chantal Delsol dans son livre La fin de la Chrétienté, à une nouvelle civilisation: la Chrétienté.  

Amputation ou amplification de la philosophie?

Le traitement réservé aux populations païennes par Théodose ou Justinien a été odieux, mais il a eu l’effet escompté par eux: faire mourir l’hellénisme comme civilisation et comme tradition vivante. Trois évènements historiques symbolisent cette mort: l’interdiction des Jeux olympiques par Théodose en 372, la défaite des païens à la bataille de la rivière froide en 394, la fermeture de l’Académie de Platon par Justinien en 529. À partir de ce moment, on peut dire que l’hellénisme n’a plus survécu que dans les livres, comme tradition morte.

Mais en réalité, il survivra, non plus comme système culturel vivant en face du christianisme, mais «en pièces détachées», au sein même de la civilisation et de la tradition chrétiennes, qui en auront récupéré les réalisations les plus brillantes, en particulier dans le domaine de la pensée. À la différence des modes de transmission pratiques et non discursifs (l’imitation du maitre, par exemple), la pensée a été préservée dans les manuscrits, donnant ainsi accès à l’effort spéculatif des Grecs, amorcé à l’époque de Pythagore et des autres présocratiques.

La philosophie antique s’est donc vue dépouillée de sa visée sapientiale sous l’influence de la patristique et de la scolastique. C’est un fait. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Par son articulation et son intégration partielle, en tant que projet théorétique, au système de pensée de plus grande ampleur qu’est la théologie, et par sa participation à la défense et au rayonnement de cette dernière, qui est la forme intellectualisée de la sagesse révélée, elle a connu, non pas une amputation, comme le soutiennent P. Hadot et J. Domański, mais une amplification. 

Amplification, car en servant la théologie à sa manière et à sa hauteur, puis en sachant passer la main au bon moment, la philosophie a contribué à ouvrir à l’homme le champ de son plein épanouissement, qui est le champ infini de la vérité révélée et de l’amour de Dieu. Ainsi, l’entreprise philosophique a-t-elle acquis une pertinence et une portée que seule la Révélation pouvait lui permettre d’acquérir, à l’instar de la nature, que seule la grâce peut surélever, lui donnant alors un avant-gout, sur terre, de sa transfiguration finale au Ciel.   

(Dernière modification 03-02-2023 à14:30)

Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.