Les événements de janvier, à Paris, nous ont tous bouleversés. Après un instant de silence, une impressionnante quantité d’analyses et de commentaires a déferlé, nous servant le drame à toutes les sauces, sur toutes les plateformes et sur tous les plateaux. Après un nécessaire moment de recueillement, après avoir fait un pas de recul qui permet de regarder les faits sans se laisser emporter par l’émotion, Le Verbe publie ici la première partie d’une réflexion d’Alex La Salle sur l’islam et son rapport à l’Occident.
Le soir du 9 janvier 2015, alors que la France n’était pas encore sortie de l’état de sidération où l’avait plongé les tueries de Charlie Hebdo, Montrouge et du magasin d’alimentation Hyper Cacher, le Président François Hollande s’est adressé à la nation française. Sympathisant avec les victimes, saluant la bravoure des agents de la paix, appelant le peuple à « la vigilance, à l’unité et à la mobilisation », il lança ce mot d’ordre, au nom précisément de l’unité menacée, comme il l’avait fait semblablement, le mois précédent, en réagissant aux événements de Joué-les-Tours, Dijon et Nantes : « Nous ne devons faire aucun amalgame […]. Ceux qui ont commis ces actes, ces terroristes, ces illuminés, ces fanatiques, n’ont rien à voir avec la religion musulmane. »
Le mot d’ordre maintes fois rappelé et répercuté dans les médias, témoin de la volonté des autorités politiques d’éviter la stigmatisation des musulmans et les représailles les prenant pour cible, s’entend parfaitement. Dans une société déjà profondément clivée, et au cœur d’une actualité particulièrement sanglante, il est du devoir des hommes politiques de désamorcer les tensions, de s’assurer que chacun garde ses esprits. Ce qui implique entre autres d’appeler à la retenue et à la circonspection dans le jugement, afin justement que personne ne cède à l’amalgame.
Suite aux événements de Paris, la pire chose qui aurait pu arriver est évidemment que, sur base d’une logique simpliste et à la faveur de crimes pouvant faussement servir de caution, la violence haineuse d’un extrême se déchaîne en réponse à la violence haineuse d’un autre extrême, puis que surviennent l’escalade, la surenchère meurtrière, au point où la paix sociale et l’ordre politique lui-même s’en seraient trouvés compromis.
Il y a bien eu des menaces et du vandalisme dirigés contre les musulmans suite aux carnages, mais cette violence de butor et de délinquant, que personne, certes, n’aimerait souffrir – et qu’il n’est nullement question d’excuser – n’a pas atteint le niveau de celle à laquelle elle entendait répliquer. Son surgissement n’a consacré, au sein des courants et mouvements hostiles à l’islam, ni une mobilisation, ni une militarisation équivalentes à celles des réseaux djihadistes, tant s’en faut, et ce n’est pas demain la veille qu’apparaîtra une nouvelle OAS (1) réclamant que la France reste française. Du moins peut-on le penser.
Si François Hollande attend de ses compatriotes qu’ils ne fassent pas d’amalgame entre islam et terrorisme, c’est, en substance, parce qu’il assume (au moins dans son discours) l’idée selon laquelle l’islam, le vrai islam, n’a rien à voir avec le terrorisme. Le vrai islam est religion de paix. L’islam gangrené par la violence est un islam dévoyé, un islam malade et, en définitive – permettez-moi l’expression – une caricature de l’islam. En sorte que les vrais caricaturistes de Mahomet ne seraient pas, si on suit le raisonnement jusqu’au bout, les Charb, les Cabu, les Wolinski, mais les frères Kouachi, Amedy Koulibaly et tous les autres islamistes plus ou moins rabiques qui déclenchent des tempêtes dès qu’on sème un peu de vent.
L’opinion selon laquelle les religions peuvent être bonnes en elles-mêmes mais potentiellement corruptibles, et, dans la pratique, fréquemment altérées par un mal extrinsèque qui les handicape, est familière aux Occidentaux. Lorsqu’ils l’émettent dans les journaux, sur les plateaux de télévision, ils parlent pour ainsi dire d’expérience. Combien de fois, en effet, le christianisme, religion de l’Occident, n’a-t-il pas été défiguré par toutes sortes de maux : « désordres dans la hiérarchie et dans le clergé pendant de longues périodes de l’histoire, simonie, vénalité, abus de l’Inquisition, erreurs du Saint-Office, excès des croisades et plus tard de la colonisation, obscurantisme réactionnaire de certains milieux catholiques, égoïsme de la bourgeoisie et injustices sociales au xixe siècle (2). » La liste est longue.
À certaines époques, en certains lieux, le mal a tellement perverti le christianisme que plusieurs, et pas des moins brillants (Voltaire, Nietzsche, Russell), en sont arrivés à la conclusion que le christianisme était un mal, que la croyance en Dieu le Père était en soi une forme d’aliénation de l’esprit et que l’Église était pour l’essentiel un appareil idéologique et politique oppressant, au service de prêtres perfides, de prélats pleins de suif, de papes dépravés accrochés à leurs privilèges de caste, à leur opulence, à leur cérémonieux décorum, à leur prébende, à leur prestige. Les traditions de l’athéisme, de l’anticléricalisme et du laïcisme sont l’expression philosophique, idéologique et politique de cet antichristianisme pluriséculaire.
Les mêmes raisonnements, compréhensifs ou accusateurs, s’appliquent désormais à l’islam. Nombreux sont ceux qui, comme François Hollande, vont défendre la thèse d’un islam intrinsèquement bon, cependant que perverti par des forces qui lui sont essentiellement étrangères, et alourdi par toutes sortes d’éléments adventices. On pense ici à la violence terroriste, à l’oppression dictatoriale, à l’endoctrinement des masses, aux discriminations en tous genres qui sont capables de désarticuler n’importe quel corps social, de grever n’importe quelle culture, de fausser n’importe quelle religion, islam compris. Mais d’autres politiciens, d’autres universitaires ou journalistes vont avancer la thèse d’un islam peut-être pas intégralement mauvais, mais à ce point miné de l’intérieur par certains de ses éléments constitutifs qu’il ne peut apparaître, à terme, dans sa globalité, que comme une force de régression sociale, et donc comme un mal.
Confronté à ces thèses contradictoires, le citoyen perplexe et désireux de mieux comprendre ou le témoin en marge des événements qui se sent néanmoins concerné par eux n’a d’autre choix, pour apprécier la valeur de l’une ou l’autre religion (3), que d’enquêter (c’est-à-dire lire et faire des recherches, autant qu’il en a le loisir), afin d’acquérir une connaissance sinon pointue, du moins honnête de son sujet. Dans le cas qui nous occupe, le « spectateur engagé » (4), sollicité par le retour régulier de la « question islamique » (5) dans l’actualité, convié par les pouvoirs à ne pas confondre vrai et faux islam, doit d’abord se demander : qu’est-ce que le vrai islam? Car, sensément, la connaissance du vrai islam permettra seule d’apprécier cette religion pour ce qu’elle est et de la dissocier de ce qui n’est pas elle.
Voyant, sur base des connaissances acquises, ce qu’est vraiment l’islam, il sera possible, croit-on, de juger de la valeur de cette religion à partir des principes universels de la morale, en examinant l’impact qu’elle a eu historiquement sur l’homme, la cité et la civilisation. Ce jugement, cet exercice critique pourra même, cumulé avec d’autres, paver la voie, si nécessaire, à la décision et à l’action politiques en vue d’encadrer, voire de réformer le fait musulman en le conformant aux impératifs des droits de l’homme et de la démocratie, dont le socle axiologique demeure la défense et la promotion de la dignité humaine et du bien commun.
Voir. Juger. Agir. C’est la démarche saine de l’intelligence agissante, de l’action éclairée, bref de l’humanisme en marche. Mais toute la dynamique dépend d’abord de l’effort de connaissance. Il faut premièrement savoir ce qu’est le vrai islam pour en juger, puis pour interagir avec lui.
Qu’est-ce que le vrai islam? Le professeur Rémi Brague (6) s’est lui-même posé la question. On trouve le fruit de sa réflexion (du moins une partie) dans un ouvrage collectif intitulé Dieu et la cité. Le statut contemporain du théologico-politique, paru au Cerf en 2008 (7). Dans un prochain article, nous demanderons à ce catholique, spécialiste de la philosophie médiévale juive et arabe, de nous guider sur le chemin d’une meilleure connaissance de l’islam tel qu’il se donne à voir comme religion.
[NDLR: Vous pouvez lire la suite de cette réflexion dans l’article Qu’est-ce que le vrai islam? d’Alex La Salle.]
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(1) OAS (Organisation armée secrète) : « Organisation clandestine civilo-militaire opposée à l’indépendance algérienne après l’échec du putsch militaire d’Alger d’avril 1961. Elle fut dirigée par les ex-généraux Salan et Jouhaud jusqu’à leur arrestation. Son action, à base d’attentats et de violence, s’exerça surtout à partir des accords d’Évian (mars 1962), contre le FLN et contre les structures gouvernementales et militaires françaises. Elle contribua à la rupture définitive des deux communautés. » (source: www.larousse.fr).
(2) Fernand Van Steenberghen, Dieu caché, Publications universitaires de Louvain, 1966, p. 330.
(3) Nous laissons de côté le débat sur la valeur du fait religieux pris dans sa globalité et son essence, en rappelant simplement que, du côté des partisans comme des adversaires de « la religion », la tendance est à l’indifférenciation. Ceux qui soutiennent que les religions sont bonnes vont du même souffle dire qu’elles se rejoignent toutes sur l’essentiel et consécutivement qu’elles se valent toutes. Les adversaires des religions vont, eux, trouver qu’elles communient toutes de manière à peu près équivalente dans l’ignorance, la superstition et la violence.
(4) L’expression vient du sociologue Raymond Aron (1905-1983).
(5) Ce vocable recouvre ici l’ensemble des débats suscités par la présence de l’islam en Occident, et qui touchent quantité de sujets désormais familiers : la construction de mosquées, l’ouverture de centres culturels islamiques, la visite au pays de prédicateurs aux enseignements rétrogrades, l’inclusion de la sharia dans la législation ou les processus de médiation familiale, la demande de nourriture halal dans les cafétérias, l’aménagement des édifices publiques en fonction des besoins de la prière, et bien sûr la menace du terrorisme islamiste (le djihad).
(6) Membre de l’Institut, de l’Académie Catholique de France, professeur de philosophie à la retraite, Rémi Brague à enseigné à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne et à la Ludwig-Maximilians-Universitat de Munich. Il est l’auteur de nombreux essais dont Europe, la voie romaine (1992), la Sagesse du monde (1999), La Loi de Dieu (2005), Au moyen du Moyen Age (2008) et Le Propre de l’homme (2013). » (Notice empruntée au site : www.atlantico.fr).
(7) Rémi Brague, « Qu’est-ce que le « vrai islam »? », dans Philippe Capelle (éd.), Dieu et la cité. Le statut contemporain du théologico-politique, Cerf (coll. Philosophie & Théologie), Paris, 2008, p. 63-77.