Depuis quelque temps déjà, on voit apparaitre sur la place publique l’influence de ce qu’on appelle communément les « théories du complot ». Au-delà des médias sociaux où elles sont légion : platistes, reptiliens, Illuminati, antivaccins, etc. ont le vent dans les voiles! Ce qui est nouveau, par contre, c’est que leur influence a tellement augmenté qu’elles ont aujourd’hui un réel poids social et politique. On pourrait nommer ce phénomène la « convergence intersectionnelle du complotisme ». Comme l’a très bien démontré Sylvain Aubé, personne n’est à l’abri de ce genre de raccourci intellectuel, encore moins les grandes agences de presse. Pour Francis Denis, plusieurs éléments de notre récit national s’apparentent aux machinations que nous dénonçons par ailleurs.
Une chose est certaine, le complotisme s’enracine dans un doute fondamental des citoyens envers leurs institutions au profit de causes « secrètes voire diaboliques ». Pour de bonnes et mauvaises raisons, de plus en plus de personnes ne croient plus les « discours officiels » et se tournent plutôt vers des sources alternatives le plus souvent moins fiables que leur fournit internet.
Cette tentation de la gnose, bien présente au début du christianisme, est de retour en force. Il suffit de lire le chapitre 2 de Gaudete et Exhultate (no36) du pape François pour s’en convaincre. Nous sommes donc bien placés pour mettre en garde nos contemporains contre cette confiance immodérée envers ces théories. En ce sens, il me semble que la meilleure façon de la combattre est d’extirper ce qui dans nos propres institutions relève du complotisme.
Or, certains éléments de notre récit national correspondent en de nombreux points à ce que nous critiquons.
La théorie du complot de la Grande Noirceur
Au Québec, on l’apprend à l’école, l’Église a pendant trop longtemps étendu ses tentacules dans toutes les sphères du pouvoir et de la société. Tel un « Big Brother » avant le temps « l’Église catholique et tout un réseau d’associations qui lui sont affiliées essaient de « contrôler la société » afin de réprimer « les nouvelles idées et les revendications plus libérales ».
Jalouse de son pouvoir, l’Église aurait utilisé l’ensemble de son réseau d’influence avec pour seule finalité de servir les intérêts mondains de sa classe dirigeante. Heureusement aujourd’hui, beaucoup d’historiens s’entendent pour affirmer que « la Grande Noirceur » est un mythe.
En effet, un regard historique, respectant les règles de la profession et, donc, critique vis-à-vis des « interprétations à postériori basées sur des jugements idéologiques » (Dumas, p. 247) aurait suffi à ébranler cette théorie du complot d’une Église toute puissante et contrôlant toutes les sphères de la société.
Dans l’histoire officielle, celle écrite par « les vainqueurs » (Dumas, p. 249), aucune distinction n’entre dans les intérêts de l’Église de l’époque. Que ce soit aux niveaux personnel, institutionnel, régional ou idéologique, le clergé et l’épiscopat sont considérés comme un bloc monolithique agissant d’un même cœur et ne souffrant aucune critique interne. En termes de simplification historique, il est difficile de faire mieux.
Le manque de distance critique face à cette construction historique manifeste une immense carence d’objectivité de nos institutions de l’époque.
Je ne ferai pas un complotiste de moi-même. Les acteurs de la laïcisation de l’État avaient besoin d’un grand récit afin de convaincre du bienfondé de leur programme. Mais il me semble que le manque de distance critique face à cette construction historique manifeste une immense carence d’objectivité de nos institutions de l’époque. Elles n’ont pas su faire la part des choses et donc, n’ont pas plus su faire en sorte que les slogans des uns ne deviennent l’histoire de tout un peuple.
Les récentes recherches historiques et politiques ont depuis longtemps rétabli une interprétation beaucoup plus réaliste des faits. Il nous faudra par contre encore bien des années avant que cette vision équilibrée puisse effacer de notre mémoire collective la théorie du complot de la Grande Noirceur.
Une nouvelle pierre à l’édifice d’un récit national nuancé
Changer la conception mentale d’un peuple n’est pas une mince affaire. En effet, elle doit d’abord s’appuyer sur le socle solide des études approfondies des historiens. Le plus récent ouvrage d’Alexandre Dumas intitulé L’Église et la politique québécoise de Taschereau à Duplessis participe de cette volonté d’offrir un examen critique des mythes du Québec « auxquels on adhère parce qu’ils nourrissent une vision rassurante de notre histoire collective » (p.252).
La thèse de l’auteur est d’une rare lucidité. Je le cite : « Loin d’être l’exception à la règle sur le plan des relations entre l’Église et l’État, l’Union nationale de Maurice Duplessis s’inscrit au contraire en continuité avec les gouvernements libéraux de Louis-Alexandre Taschereau et d’Adélard Godbout » (p.8).
Tout au long de l’ouvrage, on part donc à la rencontre de cette époque très éloignée de la nôtre et qui, obéissant aux règles politiques et sociales du temps (comme nous d’ailleurs!), n’en était pas moins complexe et rayonnante d’un bouillonnement d’idées et d’engagements forts. À plusieurs égards, notre climat intellectuel et politique actuel pourrait en rougir de honte.
C’est en diabolisant la Grande Noirceur qu’on a légitimé la Révolution tranquille.
Alexandre Dumas
La lecture de cet ouvrage important plaira également à tous ceux qui, comme moi, considèrent que la Révolution tranquille n’a de révolutionnaire que le nom. Comme je l’ai déjà dit ailleurs « … la Révolution tranquille n’est pas tant en rupture avec l’Église pré-Vatican II qu’en continuité avec elle. Elle a transféré les œuvres et pouvoirs de l’Église vers l’État qui, parce que profondément indépendant de la Révélation, semblait pouvoir réaliser plus parfaitement l’établissement du paradis sur terre. De l’utopie de la cité catholique, on est passé à l’utopie de la solidarité ».
Ainsi, si « c’est en diabolisant la Grande Noirceur qu’on a légitimé la Révolution tranquille » (p.5), faire tomber le préjugé du premier entrainera la chute du second.
Pour sortir de l’imaginaire adolescent
C’est en brisant le mythe de la Révolution tranquille que le Québec pourra sortir de l’inertie dans laquelle il s’est plongé.
Si la sortie de l’enfance passe par une sortie de l’univers de l’imaginaire et une entrée dans le monde réel, nous ne sommes pas encore socialement passés à l’âge adulte. En effet, comme le dit François Furet au sujet de la France : « Si l’idée de complot est taillée dans la même étoffe que la conscience révolutionnaire, c’est qu’elle est une partie essentielle de ce qui est le fond même de cette conscience : un discours imaginaire sur le pouvoir ».
Se scandaliser contre l’émergence de l’influence politique des théories du complot est une bonne chose. Mais notre réprimande n’aura d’effet que si nous cherchons collectivement ce qui, en nous, y contribue.
Or, notre théorie nationale du complot d’une Église toute puissante cherchant à freiner l’avancée sociale du Québec est, encore aujourd’hui, ce sur quoi reposent symboliquement nombre de nos institutions. Espérons que nos historiens actuels réussiront ce travail de reconstruction et que leur influence sera plus efficace et profonde que celle des personnes qui n’ont pas plus de souci de cohérence que du bien de ceux à qui ils s’adressent.