Photo: Pixabay (Hans -CC)
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L’université n’est pas un lieu de culture

Il est de bon ton, au sein de la classe soi-disant pensante, de faire du parti libéral un repoussoir absolu de l’intelligence. La méthode n’est pas sans charme, mais le réflexe de canaliser vers un parti politique en particulier une sorte d’inquiétude diffuse ne doit pas nous abuser.

On accuse l’austérité d’être une mesure « idéologique ». Certes, mais cela ne veut pas dire grand-chose, à moins de croire qu’il est suffisant de pointer la nature « idéologique » de l’austérité pour être soi-même à l’abri de l’« idéologie ».

On peut être pour ou contre l’austérité, cela dépend de l’orientation qu’on souhaite donner à l’État. Ou de notre « conscience sociale », répondront ceux qui ne s’inquiètent pas outrancièrement de ce que leur définition de « conscience sociale » reproduit avec fidélité l’ensemble de leurs opinions. Mais si l’université et le monde de l’éducation en général ne se portent pas très bien, la faute ne revient ni à l’austérité, ni au gouvernement libéral.

Aussi souhaitons-nous que la grève étudiante se focalise un peu moins sur l’austérité et un peu plus sur l’éducation. Car jusqu’à présent, le scénario est identique à celui de 2012, même si les enjeux diffèrent : du côté des étudiants comme du côté du PLQ, on ne parle que d’argent.

Du côté des étudiants comme du côté du PLQ, on ne parle que d’argent.

Les uns soutiennent que la prospérité passe par des services publics « en santé » ; ils veulent un État bon vivant. Les autres croient qu’elle passe plutôt par une privation en vue de rembourser « la Dette » ; ils veulent un État en régime de sèche. On ne sort pas du débat de diététicien. L’État doit-il avoir le physique de G. K. Chesterton, qui cède sa place à trois dames dans l’omnibus, ou celui de Ryan Gosling, auquel ces trois dames font place en s’entassant ? Pendant qu’on se pose la question, on ne parle pas d’éducation.

De cet enfermement dans le discours économique, il me suffira de donner un exemple. C’est devenu un lieu commun de dénoncer la clientélisation des étudiants. Or, le combat contre l’austérité se fait implicitement au nom du modèle clientéliste. On veut des services publics « de qualité » parce que, en tant que client, on a droit à un service de qualité. On veut que l’éventail de cours offerts soit le plus large possible parce que, en tant que client, on veut pouvoir choisir (1).

Quant à la réflexion sur les enjeux liés aux mutations de l’université, rien. Si vous cherchez un peu, et tentez par exemple de savoir ce qu’est une éducation de « qualité », on vous répondra banalement que c’est une éducation dispensée par des professeurs et non par des chargés de cours. On souhaite que les professeurs consacrent plus de temps à l’enseignement et moins à la recherche. En quoi cela affecterait-il positivement la qualité de l’enseignement reçu ? Mystère.

(Rien de plus arbitraire que cet amalgame entre chargés de cours et enseignement médiocre: au contraire, il est même assez fréquent que l’enseignement des chargés de cours soit supérieur à celui des professeurs titulaires.)

Au-delà de l’économie

Il n’est pas (encore) interdit d’imaginer la mobilisation étudiante actuelle s’enraciner dans une critique de la décadence de l’enseignement. Décadence ne signifie pas ici sous-financement: il y a un au-delà de l’économie. Or, cette mobilisation par laquelle on se porte à la défense d’une université dont le prestige marque encore quelques esprits, ne fait rien d’autre que de défendre un projet de comptable de gauche.

Mais l’écart se creuse entre l’université idéale, défendue avec sentimentalisme par les étudiants, et l’université réelle, corrompue par l’esprit technocratique. Il apparait de plus en plus clairement que le rôle de l’institution, au sein d’une société axée sur les valeurs d’efficacité et de rentabilité, n’est pas d’être un rempart pour la culture.

Pour s’en convaincre, il suffit de réfléchir à la disproportion entre le taux de diplomation universitaire et le niveau de culture générale des diplômés. Jamais nous n’avons été aussi éduqués (en termes de durée d’études et de niveaux de diplômes), et pourtant nous n’avons jamais fait aussi peu de place à la vie de l’esprit.

Le cas des professions libérales et des sciences de la nature vient immédiatement à la réflexion ; cependant, le paradoxe ne se vérifie nulle part aussi bien que chez ceux-là mêmes qui prétendent incarner les valeurs de la culture, à savoir les lettres, les arts, la philosophie.

En pratiquant les études littéraires, la sociologie de l’art, l’histoire de la philosophie, on croit étudier la littérature, l’art, faire de la philosophie.

Dans ces domaines, la barbarie du spécialisme sévit plus sévèrement qu’ailleurs. La discipline s’érigeant sur un secteur spécifique de la culture, on croit se cultiver en l’étudiant, entretenant la confusion entre la connaissance conceptuelle ou scientifique de la culture (que vise l’université) et la culture comme telle. En pratiquant les études littéraires, la sociologie de l’art, l’histoire de la philosophie, on croit étudier la littérature, l’art, faire de la philosophie.

Se spécialiser n’est pas se cultiver. De fait, celui qui étudie aujourd’hui en littérature ne connait, le plus souvent, rien à l’histoire, à la philosophie, aux arts; de même, l’étudiant en philosophie ne connait rien aux sciences, à la littérature, à l’histoire, à la musique ; et ainsi de suite. Et au lieu de remédier à la situation en amont – c’est-à-dire en revoyant l’ensemble de l’enseignement préuniversitaire –, on renvoie les insatisfaits à des parodies de culture générale, comme le « certificat sur les œuvres marquantes de la culture occidentale » de l’Université Laval.

Avec la montée de l’esprit technocratique à l’université, l’important est surtout de se spécialiser dans des champs très restreints. On en vient par là à former des générations de chercheurs et de professeurs de plus en plus pénétrés de la futilité de leurs travaux, lus, le plus souvent en diagonale, par une poignée de spécialistes qui n’ont d’intérêt autre que le devoir de les citer dans leurs propres thèses pour se montrer à la fine pointe de la recherche. De ce verbiage institutionnalisé sort, exceptionnellement, un ouvrage pertinent, qui confirme la règle et la tendance générales.

Signe de cette barbarie technocratique, le rapport inversement proportionnel entre la complexité des recherches de tel chercheur ou professeur et le néant de ses idées sitôt qu’il s’aventure un tant soit peu hors de son « champ de compétences ».

Savoir se cultiver

Révélateur, en ce sens, le fait qu’on parle de moins en moins de « culture » et de plus en plus de « savoir ». La culture est par essence indissociable de la personne (on se cultive, c’est-à-dire qu’on effectue sur soi un travail, qu’on fait germer des savoirs dans le terreau de notre esprit) ; le « savoir », en revanche, reste une abstraction qui peut être détachée de l’individu. L’université est le lieu du savoir, non de la culture.

Qu’on songe un instant au lieu commun consacré dans le monde de la recherche universitaire : on « apporte sa pierre à l’édifice du savoir », ce qui suppose que « l’édifice du savoir » tient indépendamment de ceux qui le construisent. Or, la structure de l’édifice se complexifiant avec la prolifération des chercheurs, la possibilité d’apporter sa pierre dépend de l’acquisition de connaissances de plus en plus spécialisées. La connaissance de tout ce qui ne se rapporte pas directement à la ramification dans laquelle on entend se spécialiser, devient accessoire… à commencer par la connaissance de notre propre domaine d’études.

C’est le taylorisme de l’intelligence, véritable fabrique d’une intelligentsia hémiplégique.

D’où ce paradoxe: l’université travaille à augmenter le niveau global du savoir en produisant des gens tendanciellement ignorants. C’est le taylorisme de l’intelligence, véritable fabrique d’une intelligentsia hémiplégique. Il devient en tout cas difficile de nier que l’université a trouvé le moyen de se passer de la culture, et ce même dans les domaines d’étude de la culture.

Faut-il dès lors s’en prendre aux recteurs, aux politiciens, au marché, au « néolibéralisme » ? Non, si l’on reconnait que l’université n’a jamais eu pour mission de cultiver ceux qui la fréquentent. Ce qui n’a manifestement plus le caractère d’une évidence aujourd’hui. Quiconque jette un coup d’œil rétrospectif sur l’histoire s’apercevra cependant qu’il n’y a pas de lien immédiat entre l’université et la culture. La culture, quand elle passe par le système scolaire, s’acquiert avant l’université.

Mais quelle est la place de la culture et de la vie de l’esprit dans nos sociétés technocratiques ? Inutile d’éclairer le soleil avec une torche : il n’y en a plus. La vie de l’esprit a déserté les bancs d’école ; elle est devenue une affaire exclusivement privée.

D’aucuns évoqueront le cégep et sa visée de formation générale. Certes, le cégep a hérité de cette tâche en se substituant au cours classique. Ce dernier était conçu pour former l’élite du lendemain : à l’époque d’obscurantisme religieux, on avait encore le préjugé de croire la culture générale indispensable pour diriger la société. Nos révolutionnaires tranquilles ont voulu en finir avec cet élitisme et démocratiser la culture scolaire.

Quelque nobles qu’aient pu être leurs ambitions, celles-ci n’ont abouti qu’à opérer une dissociation entre le niveau de culture et l’accès au pouvoir, en plus de contribuer à la dévalorisation sociale d’une culture générale désormais dépourvue de prestige. Quant au cégep, devenu le décalque du système universitaire, il nous apparait, gangrené par un esprit technocratique qui met en échec l’héritage humaniste dont il tire sa raison d’être, de plus en plus inapte à remplir sa mission.

Ce n’est pas un hasard si les appels à le supprimer reviennent sporadiquement ; ils finiront bien un jour par recevoir un écho favorable, puisqu’on a vraisemblablement rien d’autre à leur opposer que la défense intéressée de professeurs voulant conserver leur travail. Rien, en tout cas, qui ressemble à une véritable raison d’être.

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Comment terminer cet article ? Peut-on opposer quelque chose au technocratisme ? Doit-on se résigner à la privatisation de la vie de l’esprit ?

Il faudrait tout d’abord reconnaitre que la pente prise par l’université et le système scolaire dans son ensemble n’est pas due à une décision économique. Si un mouvement de contestation doit se mettre en place, qu’il délaisse l’épouvantail de l’austérité et qu’il hisse sa lutte à un niveau supérieur.

Ayant admis la nécessité de réfléchir dans des termes autres que ceux de l’économie ou des services publics, il faudra tôt ou tard s’interroger sur la compatibilité de la vie de l’esprit avec une société postchrétienne. Le christianisme s’est toujours montré soucieux d’aménager un espace pour la culture de l’esprit; l’humanisme des cours classiques y avait ses racines. Après la révolution industrielle, il a été le plus solide rempart contre le capitalisme et la technocratie (il n’y a rien de surprenant à ce qu’il ait resurgi chez les intellectuels français au moment où la France commençait à s’américaniser).

Lorsqu’on aura enterré les préjugés de la Révolution tranquille et qu’on sera définitivement guéri de notre propension à s’aveugler devant l’évidence, on pourra enfin revenir aux décombres avec un regard neuf ; on s’apercevra alors que l’avenir de la culture et de la civilisation, sans le christianisme, est loin d’aller de soi.

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(1) Dans plusieurs universités, les « compressions budgétaires » se sont traduites par le retrait de cours. On ne niera pas qu’il y a quelque chose de révoltant à voir les dirigeants des universités s’administrer des augmentations de salaire tandis que des cours sont coupés sous prétexte d’austérité ; mais au-delà de ces quelques cas d’hypocrisie sordide, auxquels les médias font complaisamment écho, on ne déroge pas au modèle clientéliste.

Michaël Fortier

Michaël Fortier détient une maitrise en littérature française. Son mémoire porte sur les écrivains catholiques français. Il poursuit des études en droit.